Le spectre de l’effet domino du Belang depuis Ninove, où "les nouveaux venus ne parlent pas néerlandais et travaillent à Bruxelles"
La Libre s’est rendue en Flandre, dans les rues animées de Ninove, dans les avenues huppées de Brasschaat, ainsi qu’à Malines, où le “Meilleur bourgmestre du Monde” semble parvenir à contenir le vote extrémiste. À la rencontre d’acteurs locaux et d’électeurs du Belang. Première destination : Ninove. Reportage.
- Publié le 27-04-2024 à 06h30
- Mis à jour le 30-04-2024 à 13h53
Au 63 de la chaussée d’Enghien, à Ninove, il n’y a ni sonnette ni écriteau. Juste trois maisons mitoyennes qui, à bien y regarder, ne semblent faire qu’une. Difficile d’identifier ici la présence d’un lieu de culte, la mosquée d’Arrahma. Comme ailleurs, son implantation a suscité quelques commentaires, critiques et actes malveillants. Peu avant les dernières communales, une tête de cochon décapitée et ensanglantée gisait devant la porte, provoquant un certain émoi dans le Pays de la Dendre.
La discrétion de l’imam s’explique aussi par l’évolution politique de Ninove. Ici, on ne parle déjà plus de la montée du Vlaams Belang, mais de son imminente prise du pouvoir. Son ancrage local est visible, jusqu’aux fenêtres des maisons. Certains le vivent avec effroi, d’autres avec l’espoir de provoquer un effet domino sur les autres communes de Flandre-Orientale, et au-delà.
Guy D’haeseleer, premier opposant à l’arrivée de la mosquée, est l’artisan de ce succès. À 55 ans, cet ancien représentant des Jeunes de la Volksunie, dégoûté par la gauchisation du parti, décrocha en 1994 le premier siège du Vlaams Blok au Conseil communal. Depuis, à chaque scrutin, cette star politique de Ninove a vu son score s’envoler, jusqu’à atteindre les 40 % sous les couleurs de Forza Ninove. Le nom change, pas les desseins.
En 2018, le lendemain de Noël, le revirement d’un des deux élus N-VA et le renvoi dans l’opposition de cet "homme du peuple" a fait l’effet d’un tremblement de terre dont les répliques se font toujours sentir. Les échevins semblent éreintés par cette opposition écrasante, mais la bourgmestre veut résister : “Même si j’ai peur que les extrémistes arrivent au pouvoir, on doit éviter de tous nous retrouver à nouveau contre un seul parti.” L’homme fort de l’opposition vise les 42,5 % en octobre prochain, soit le seuil à franchir pour s’assurer d’une majorité absolue en sièges au conseil communal. Ce serait une première en Belgique. Mais pas une surprise. Guy D’haeseleer table ensuite sur l’effet domino que son possible triomphe provoquera sur la Flandre…
La fin du vote honteux
Sous un agréable soleil printanier, La Libre part à la rencontre de ses électeurs au milieu des étals du marché hebdomadaire. La pêche s’avère vite miraculeuse. Ici, le vote d’extrême droite n’a absolument plus rien de tabou. “Guy aide et conseille les gens. Il les guide dans les arcanes de l’administration. C’est un homme du peuple, un type très agréable. Trop de gens attendent un logement social mais se font dépasser par des étrangers. Cela crée une énorme frustration”, nous confie une femme de 62 ans assise avec son chien sur la terrasse du café De Nieuwe Klok. La bourgmestre libérale de la ville connaît ce discours. Elle le conteste inlassablement. Mais Tania De Jonge sait aussi que cette perception percole, indéniablement. Accoudé à une terrasse voisine, un jeune retraité profite de sa première bière de la journée. Il est à peine 10 heures. Il se distancie du premier parti de Flandre, et regrette que Guy D’haeseleer soit parvenu à stigmatiser la présence de Belges d’origine étrangère. “On doit cependant bien reconnaître qu’ils travaillent à Bruxelles, d’ailleurs vous n’en voyez pas un seul sur ce marché, mais quand ils rentrent ici, ils ne fréquentent pas les cafés et ne se mêlent pas à nous. Ils font venir leurs familles et leurs communautés, mais ne s’intègrent pas et restent entre eux.” Cette visibilisation des étrangers revient dans nombre d’échanges. L’un osera même : “Quand on était petits, on jouait dans la rue. Maintenant, on voit des groupes d’enfants noirs jouer ensemble. Ça change… ”
Ce phénomène, à en croire nos interlocuteurs, c’est le ‘verbrusseling’. Facile et rapide d’accès depuis la capitale, Ninove a incontestablement connu un important flux migratoire. En trente ans, la proportion d’habitants d’origine étrangère – principalement des Congolais, des Camerounais et des Rwandais – est passée de 2,5 % à près de 20 %. La part de la population qui serait de religion musulmane est aujourd’hui estimée à 5 %. Venant de Bruxelles, ils sont séduits par le cadre bucolique qu’offre la Dendre et par des prix de l’immobilier nettement plus avantageux. Une partie de la population se dit ouvertement victime d’une forme de déclassement qui chamboule les habitudes et tend le marché du logement.
Hier praten we Nederlands
À cela se greffe l’autre grief, le ‘verfransing’ (‘francisation’), comprenez l’absence d’intégration linguistique. “Ils parlent uniquement le français”, “Ils ne font aucun effort en néerlandais”, “Ils bousculent le caractère flamand de la ville”, etc. Dans l’école maternelle, plus de la moitié des enfants ne parlent pas le néerlandais à la maison. Cela tire le niveau de l’enseignement vers le bas, selon certains parents. Au commissariat de police flambant neuf, nous sommes, comme à l’Hôtel de ville, accueillis par un petit panneau : “Si vous ne maîtrisez pas le néerlandais, vous devez venir accompagné d’un interprète”. Guy D’haeseleer, que nous avons rencontré, y ajouterait “ou allez en Wallonie !”
Enfin, le troisième vecteur du succès du Belang à Ninove, c’est un grand mal-être. De manière palpable, mais peu explicable, règne ici un sentiment d’abandon. La pénurie de médecins, la suppression des distributeurs de billets et la fermeture des guichets de la gare et de plusieurs banques ne font qu’accroître un certain isolement. Dans cette région peu privilégiée au cœur d’une Flandre prospère, la baisse du pouvoir d’achat fait mal au ventre de bien des gens. L’impuissance des politiques et le sentiment d’injustice semblent renforcés par la perception que les nouveaux venus seraient mieux lotis. Le mal-être est aussi nourri par un prégnant sentiment d’insécurité et d’impunité. Autant de perceptions que le Belang alimente à profusion, et par tous les moyens.
Dans une des grandes pièces hautes et austères de la cure, le curé Alexander Vandaele, assis sur le coin d’une immense table recouverte d’une nappe blanche et d’une impressionnante couronne d’épines, nous partage son expérience. Également enseignant à Saint Aloys, un collège situé à une centaine de mètres de là, il est à la tête de 14 paroisses. Il observe ce mal-être rampant dans la commune : “L’inflation des loyers inquiète les générations les plus âgées. Ajoutez à cela des nouveaux venus qui ne parlent pas néerlandais et une forme de regroupement familial, cela nourrit un sentiment de 'déclin'. J’entends souvent 'Monsieur le curé, c’était mieux avant… je ne veux pas que les choses changent'. Le prêtre, lui, s’adapte. Il invite ses nouveaux fidèles de suivre la lecture de l’Évangile depuis leurs smartphones, dans leur langue maternelle. “Je le fais surtout pour les parents, pour leur éviter des célébrations séparées, car leurs enfants maîtrisent parfaitement le néerlandais et suivent la messe sans problème… ”
Les agressions se voient davantage
Le barbier du centre-ville, à qui les barbus confient aussi leurs états d’âme, le ressent : “la criminalité n’est pas un enjeu, mais le sentiment d’insécurité existe." Deux jeunes filles qui sortent de l’école évoquent toutefois quelques bagarres entre bandes de jeunes. Alors qu’un Rwandais, qui nous croise peu après, nous affirme aussi que la délinquance fait partie du passé, l’opposition communale nous rappelle qu’un homme de 46 ans est mort suite à une agression sur le parking du Carrefour.
Un rapide fact-checking s’impose auprès du Chef de corps de la Police. “L’insécurité est, ici, un très grand sentiment subjectif. Les chiffres de la criminalité restent dans la moyenne basse de la région. Les faits se déroulent surtout dans le quartier de la gare et près des écoles où les jeunes traînent un peu. Mais, à cause des réseaux sociaux, les incidents se voient davantage”, reconnaît Wim Pieteraerens. Les réseaux sociaux, c’est le canal de communication privilégié du Vlaams Belang. De courtes vidéos à l’efficacité redoutable, disent tous nos interlocuteurs, dont la bourgmestre libérale qui nous précise toutefois avoir “réduit la criminalité de 4,6 % en augmentant les effectifs policiers et en investissant 1,5 million d’euros en caméras de surveillance”.
Le Belang dresse un lien de causalité entre l'immigration et les maux de la société, parmi lesquels la délinquance. “C’est le problème d’une société non inclusive, précise le Chef de corps, les Africains sont arrivés ici en masse, ils ne font rien de mal, mais ils ne s’intègrent pas. En gros, ils dorment ici, mais ils travaillent à Bruxelles. Du coup, l’aspect visuel est particulièrement marquant.” “Et socialement, ce sont des nouveaux voisins de palier avec qui ils n’échangent guère”, ajoutera plus tard le père Vandaele, avant de préciser : “Je ne ressens aucun racisme dans la population, vraiment.”
Le séparatisme, peu porteur
Quant au combat séparatiste du Belang, personne ne l’évoque spontanément. “Le processus politique et constitutionnel à suivre semble d’ailleurs trop long et difficile à expliquer aux électeurs. Cela ne prend pas et le séparatisme demandera beaucoup de pédagogie, d’autant que la N-VA n’a rien fait pour amener les Flamands dans ce récit”, nous glisse un militant nationaliste. Avant d’ajouter, convaincu, que “le séparatisme est aussi dans l’intérêt des Wallons !”. L’option retenue, c’est d’y aller par étapes, notamment au travers du confédéralisme. Sur ce point, Belang et N-VA trouveront facilement un terrain d’entente.
Nous quittons Ninove avec le sentiment que le triomphe de l’extrême droite est ici inéluctable, et largement anticipé. Même le chef de Corps de la police nous confie qu’il sera loyal au prochain bourgmestre. Quel qu’il soit. Et tant qu’il respecte la loi…