"L'hypothèse d'une victoire absolue de Poutine devient vraisemblable. Les troupes russes pourraient être à Kiev en septembre"
Pour Vincent Desportes, général de division de l’Armée française et ancien directeur de l’École de Guerre, "la population ukrainienne est devenue comme la population française".
- Publié le 20-04-2024 à 11h45
- Mis à jour le 21-04-2024 à 12h58
Du côté du champ de bataille ukrainien, les jours s'enchaînent et se ressemblent. Au grand dam du pays dirigé par Volodymyr Zelensky. Les Russes ont repris le dessus au lendemain de la contre-offensive ratée de l'Ukraine et semblent déterminés à engranger un maximum de victoires tant qu'ils ont l'avantage. Les explosions se multiplient. Les attaques aussi. Et les Ukrainiens, en manque cruel d'hommes et de munitions, assistent démunis à ces provocations à l'ampleur l'inquiétante. Seront-ils capables de se relever ? Pourront-ils faire pencher la balance à nouveau dans leur camp ? Vincent Desportes, général de division de l’Armée française et ancien directeur de l’École de Guerre, décrypte les derniers temps forts de cette guerre initiée par Vladimir Poutine, le 24 février 2022. Le spécialiste se montre plutôt préoccupé par les évolutions et craint de voir l'Ukraine perdre définitivement le combat. Il est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Volodymyr Zelensky a finalement adopté sa loi controversée pour élargir la mobilisation de 27 à 25 ans. Cette mesure peut-elle réellement changer la donne au niveau des effectifs de l'armée ukrainienne ?
Je ne sais pas si elle est suffisante, mais elle est absolument nécessaire et elle aurait dû être passée depuis longtemps. L'Ukraine mobilise trop peu et trop tard. Cette loi ne lui permet pas d'opposer à l'armée russe, dans un futur proche, des troupes suffisamment formées au niveau individuel et collectif, puisqu'il faut compter au minimum un an d'entrainement. Cette mobilisation n'est pas non plus assez volumineuse. La France de 1914 avait à peu près la même population que l'Ukraine aujourd'hui (NdlR : 38-39 millions) et, lors de la Première Guerre mondiale, nous avions mobilisé trois millions d'hommes. L'Ukraine est très en dessous de ce nombre ! J'espère néanmoins que cette mobilisation permettra d'empêcher les Russes de percer les lignes de défense.
Vous l'estimez nécessaire, mais la population a très mal accueilli cette mesure...
Une partie de la population ukrainienne voit d'un mauvais œil cette loi sur la mobilisation parce qu'on demanderait à ces soldats d'aller récupérer une partie du pays, à savoir la partie est comprenant la Crimée, qui n'est pas ukrainienne à leurs yeux. Ils ne veulent pas voir mourir leurs compatriotes pour une région avec laquelle ils n'ont pas beaucoup d'atomes crochus. Mais cette loi est nécessaire ! Ou alors l'Ukraine arrête la guerre. Comme le disaient les Américains, "la liberté n'est pas gratuite". Ceux qui voulaient s'engager l'ont fait. Ceux qui restent n'ont pas envie donc, forcément, il s'agit de récalcitrants. La population ukrainienne est devenue comme la population française et certainement belge : très individualiste. Elle ne comprend pas que sans défense du collectif, il n'y a plus de libertés individuelles.
Zelensky se montre toujours plus pressant à l'égard des dirigeants européens. Il leur a encore indiqué que l'Ukraine méritait la même sécurité qu'Israël. Sa façon d'approcher les autres leaders est-elle encore la bonne ?
Il a beaucoup énervé les dirigeants en demandant toujours plus. Ses demandes passeront mieux le jour où il comprendra qu'on ne peut pas dire à la fois "cette guerre est aussi la vôtre, vous devez défendre vos valeurs" et "ne me dites jamais ce que je dois faire". Zelensky doit se mettre d'accord avec les Occidentaux sur les objectifs atteignables. Depuis le début, il n'y a pas eu de stratégie globale qui permette à l'Ukraine de tenir. Cette absence de vision a d'ailleurs réduit les effets des dons et prêts européens. Le front ukrainien voit toute une quincaillerie arriver sans l'avoir forcément demandée. Pour l'instant, il n'y a plus aucun espoir que l'Ukraine reprenne les terrains conquis par la Russie. Mais il est important, pour les Ukrainiens et les Occidentaux, que les Russes n'aillent pas plus loin que là où ils sont aujourd'hui. Mais cela ne sera possible qu'avec une planification militaire bâtie à partir d'objectifs politiques partagés.
Vladimir Poutine semble avoir à présent comme objectif de reprendre Kharkiv. Peut-il y arriver ?
Largement, oui, et même de continuer à avancer. Pour l'instant, il peut espérer une victoire... et même rêver d'une victoire absolue. Aucun analyste militaire sérieux ne peut jurer que les troupes russes ne seront pas à Kiev en septembre. Cette hypothèse devient vraisemblable. Actuellement, les troupes ukrainiennes sont surpassées par les troupes russes.
Si les Russes arrivaient à Kiev, les Européens réagiraient-ils ?
Evidemment qu'il ne se passera rien. Mais on sera mal ! On aura prouvé au monde entier qu'on est incapable de tenir nos promesses, que l'Occident n'est plus un protecteur sûr. Tout cela va donner des envies d'empire et de conquêtes à de nombreux acteurs géopolitiques.
A Kharkiv, les Russes comptent sur des bombes planantes pour remporter la bataille. De quoi s'agit-il exactement ?
Ce sont des bombes que l'on peut larguer depuis un avion, loin de la ligne de front. Les Russes peuvent donc rester dans une zone hors d'atteinte des armes antiaériennes ukrainiennes. Tout ce qui peut détruire, sans être détruit, est un avantage. Même si les Ukrainiens retrouvent des stocks de munition, ils ne pourront pas abattre ces avions qui tirent les bombes planantes.
Les observateurs s'accordent à dire que Chasiv Yar sera la prochaine ville ukrainienne qui tombera. Quelle est l'importance de cette localité ?
Rien n'est important en soi. Ce que je veux dire par là, c'est que nous ne sommes plus dans une guerre de manœuvre, mais bien dans une guerre d'usure. La victoire reviendra à celui qui conservera le dernier homme et le dernier char. La Russie a compris cela depuis plus d'un an. L'Ukraine le comprend seulement maintenant, depuis l'échec de sa contre-offensive. Les Russes ne cherchent plus à conquérir mais à casser et à tuer. Même s'ils gardent en tête les endroits où ils peuvent faire une percée.
L'armée russe a des munitions en beaucoup plus grand nombre. Elle sait que, dans la stratégie de cette guerre d'usure, c'est elle qui a l'avantage. Les choses pourraient toutefois changer si le Congrès américain votait l'aide supplémentaire à l'Ukraine, mais dans ce dossier rien n'est sûr. Il est d'ailleurs même déjà trop tard pour rétablir la situation.
Beaucoup d'experts nous ont dit que si Poutine récupérait le Donbass, des négociations pourraient être entamées plus sérieusement. Êtes-vous d'accord ?
Oui. Mais à condition que Poutine ait l'impression qu'il ne peut pas continuer jusqu'à Kiev. En mars et avril 2022, le président russe a accepté de négocier. Cela s'est révélé être un terrible échec, mais pourquoi à ce moment-là était-il disposé à discuter ? Parce qu'il reculait. Et il avait raté la prise de Kiev. Mais, aujourd'hui, Poutine n'a pas de raison de se mettre à la table des discussions. S'il pense qu'il peut aller au-delà du Dniepr et de son projet initial pour un coût raisonnable, il le fera. Si, au contraire, on lui montre que ça lui coûtera très cher, il ne le fera pas. C'est bien à nous de créer les conditions qui pousseront Poutine à se dire qu'il est plus raisonnable de s'arrêter à cette prise de guerre, avant éventuellement de recommencer plus tard.
Les Ukrainiens manquent de munitions mais aussi de défense anti-aérienne. Doivent-ils désormais se résigner à perdre certaines villes ou régions ?
Je ne peux pas répondre à leur place. Mais il est clair que celui qui cherche à tout défendre va perdre. On en a eu l'exemple avec la Pologne en 1939 : le pays cherchait à conserver la main sur un front qui était indéfendable au vu des troupes sur lesquelles il pouvait s'appuyer. En un mois et demi, tout s'est effondré. C'est la même chose dans ce cas-ci. A un moment donné, il faut consentir des pertes. Il faut se resserrer sur un front qui est défendable en fonction des troupes disponibles. La difficulté, c'est que les Ukrainiens espèrent toujours des aides complémentaires. Leur possible arrivée ultérieure leur ferait regretter d'avoir abandonné. Je n'aimerais pas être un général ukrainien, les calculs qu'ils doivent faire sont très complexes. La stratégie est une dialectique entre la fin et les moyens. Or, la faim ils la connaissent, mais pas les moyens...
Qui plus est, le problème est autant politique que militaire. Qu'est-ce que le président Zelensky est capable d'annoncer à son peuple ? Lui qui depuis le début a une attitude Churchillienne... C'est très compliqué. Pour quelle raison la Pologne en 1939 a mis en oeuvre un plan que tout le monde savait irréalisable ? Parce que le président polonais n'était pas capable d'expliquer à son peuple que, pour défendre le pays, il fallait en abandonner un tiers d'entrée de jeu à l'Allemagne...
Zelensky est-il encore l'homme de la situation ? D'autant que sa popularité ne cesse de chuter au sein de son pays...
Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est qu'il a été très bon. Je dirais même qu'il l'a trop été. S'il avait été moins bon, il aurait négocié plus sérieusement en mars et en avril 2022. Mais il y a cru. Il a bâti sa stratégie sur l'espoir. Mais l'espoir n'est pas une stratégie. Aujourd'hui, son problème principal est qu'il est prisonnier de son personnage. Peut-être faudrait-il quelqu'un de plus réaliste et qui pourrait admettre aux Ukrainiens qu'ils vont perdre une partie de leur pays ?