Une Biennale de Venise très politique, tournée vers l’Autre, vers l’Étranger
Pour cette Biennale 2024, le commissaire Adriano Pedrosa a choisi 330 artistes quasi tous inconnus, jamais venus à Venise, issus des pays du "Global South" et des marges. Pour réécrire et contester l’histoire officielle de l’art.
- Publié le 19-04-2024 à 20h03
- Mis à jour le 21-04-2024 à 11h14
La Biennale d’art de Venise s’est ouverte ce samedi 20 avril, plus tôt que d’habitude, sous le titre Foreigners Everywhere-Étrangers Partout. La guerre de Gaza s’est d’emblée rappelée à cette grand-messe de l’art contemporain qui, en 2022, avait attiré 800 000 visiteurs. Après une pétition réclamant sa fermeture, Ruth Patir, elle-même, l’artiste qui représente Israël cette année, a décidé de fermer le pavillon israélien jusqu’à la proclamation d’un cessez-le-feu à Gaza et la libération de tous les otages.
Pour la première fois de son histoire, le commissaire de cette Biennale vient du Sud, c’est le Brésilien Adriano Pedrosa qui veut marquer cette édition de son empreinte en la dédiant aux “étrangers”, tous ces artistes qui n’ont jamais été invités à Venise, car ils viennent du "Global South" (l’Afrique, le Moyen Orient, l’Amérique latine, le sud de l’Asie), les artistes indigènes, mais ceux aussi qu’on qualifie d’outsiders ou encore les artistes queer à la sexualité différente soumis parfois aux discriminations dans leur pays.
Pour ses deux grandes expositions au pavillon central des Giardini et à l’Arsenale, il montre des œuvres de 330 (!) artistes, parfois morts depuis longtemps, mais qui ont aussi incarné le modernisme. En dehors d’œuvres isolées de Frida Kahlo, Diego Rivera, Etel Adnan, Teresa Margolles, Lina Bo Bardi, Huguette Caland, Claudia Andujar ou Wilfredo Lam, quasi tous ces artistes montrés sont inconnus du (grand) public.
Réécrire l’histoire de l’art
La façade du pavillon central aux Giardini a été peinte par le collectif indien du Brésil, Mahku et c’est un autre collectif, maori cette fois de Nouvelle-Zélande, qui a réalisé l’installation à l’entrée de la Corderie.
Réécrire l’histoire de l’Art moderne du XXe siècle en y intégrant tous ces artistes du Grand Sud, c’est un des buts de l’exposition dans les Giardini dans ce que Pedrosa appelle le Nucleo Storico. Une démarche passionnante avec ses belles découvertes et ses (nombreuses) déceptions. À l’entrée, une installation monumentale de Nil Yalter qui a reçu le Lion d’or pour sa carrière, insiste sur l’aventure dangereuse de l’immigration.
On y retrouve par exemple, brièvement, un Ernest Mancoba qui fut membre du groupe Cobra et souvent oublié car Noir. Mais on découvre plein d’autres artistes qui très tôt ont assimilé "l’anthropophagie culturelle" chère au Brésilien Oswald de Andrade : c'est-à-dire assimiler la leçon du modernisme et l’adapter aux réalités de ces pays. Comme le Brésilien Rubem Valentin. On est séduit par les dessins des Indiens Yanomani. Parfois cela consiste à tenter de réhabiliter ce qu’on a pris trop souvent comme de l'art populaire ou de l’artisanat. Les frontières sont poreuses.
À l’entrée, une installation monumentale de Nil Yalter qui a reçu le Lion d’or pour sa carrière, insiste sur l’aventure dangereuse de l’immigration.
Dans les salles autour du noyau central, Pedrosa montre des outsiders d’aujourd’hui, qu’ils soient gays, comme Luis Fratino, ou de la diaspora, comme la Chinoise Evelyn Taocheng Wang qui reprend subtilement les peintures de Agnes Martin, ou le Cherokee Kay Walking Stick qui marque le territoire des cow-boys de signes indiens. Ou encore des artistes italiens qui jadis ont, eux aussi, émigré comme les superbes dessins de Giulia Andreani.
Changer notre regard
À l’Arsenale, se tient le second volet de la grande exposition Foreigners Everywhere, avec à nouveau une scénographie claire et des artistes largement inconnus. Le fait qu’ils soient inconnus de quasi tous les visiteurs n’est pas un défaut en soi. Si, ici encore, tous ne nous touchent pas, on fait ainsi des découvertes intéressantes et cela interpelle notre regard. Si la partie de l’expo aux Giardini est surtout historique, à l’Arsenale, c’est le Nucleo Contemporeano. Le visiteur est accueilli par la seule artiste vraiment connue Yinka Shonibare et son “réfugié astronaute”.
Ensuite, chacun fera ses découvertes en ne manquant pas de lire les notices explicatives qui montrent d’où vient l’œuvre : non seulement l’auteur, l'autrice, ou le collectif, mais aussi souvent le combat féministe ou de décolonisation dont il est le fruit.
On ne peut ici que donner quelques exemples. Sur de multiples écrans, le Marocain Bouchra Khalili retrace les routes de l’immigration en faisant ensuite de ces parcours des constellations imaginaires dans le ciel. Le Péruvien Santiago Yahuarcani crée, lui, tout un monde de dieux dévorant les hommes. Une grande fresque est l’œuvre des Indiennes de Aravani. La Mexicaine Ana Segovia s’attaque au machisme incarné par les soldats. Pacita Abad de Singapour peignait des Haïtiens dans la baie de Guantanamo.
Il faut faire cet effort de plonger dans ces œuvres neuves pour nous et y découvrir – pas toujours d'une qualité égale répétons-le –, des visions autres, riches d’histoires et d’émotions.
On danse dans le pavillon belge
À côté des deux grandes expos, il y a cette année 80 pavillons nationaux, aux Giardini, à l’Arsenale et ailleurs à Venise dont 13 pavillons de pays africains et 18 pavillons nationaux autres qui sont représentés par des Africains de la diaspora comme Kapwani Kiwanga dans un beau pavillon pour le Canada, les belles vidéos de John Akonfrah pour la Grande-Bretagne ou le Français des Caraïbes Julien Creuzet, qui a créé un pavillon plein de poésie avec des vidéos et des milliers d’objets/sculptures pendus (son expo s’intitule joliment : “Attila cataracte ta source aux pieds des pitons verts finira dans la grande mer gouffre bleu nous nous noyâmes dans les larmes marées de la lune”).
Très beaux pavillons aussi pour l’Allemagne, l’Égypte (superbe film "Drama 1882" de Wael Shawky), et le Bénin à l’Arsenale. C'est le pavillon australien qui a reçu le Lion d'or du meilleur pavillon. Et celui du Kosovo a reçu une mention spéciale.
Le pavillon américain est entièrement “coloré” par l’artiste Cherokee Jeffrey Gibson, premier Indien choisi pour représenter les États-Unis.
Le pavillon belge est occupé par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Le visiteur est invité à y danser avec une musique de percussions sous sept “géants” d’osier et de toiles venus de sept villes belges, françaises et espagnoles, et posés sur une grille surélevée dans le pavillon. On peut observer ces “géants”, d’en-dessous. Le tout est léger, juste folklorique si on ne prend pas le temps de s’asseoir et de faire l'effort de lire le grand journal multilingue distribué à tous et qui raconte que ce qu’on voit est une simple étape d’un long cheminement plus conceptuel. Le projet Petticoat Government des artistes Denicolai & Provoost, avec la commissaire Antoinette Jattiot, le bureau d’architectes Nord, les designers de Speculoos et de nombreuses autres personnes liées au projet par “rhizome”, a débuté il y a des mois comme un périple passant par les Alpes avec fanfare et pique-nique sur le lac gelé de Resia, étape à l'imprimerie de Turin, histoires glanées au fur et à mesure qui enrichissent un catalogue évolutif imprimé sur place et les propos des "Young Curators" qui peuvent s'entretenir avec le public. Le voeu des organisateurs : “faire entrer la vraie culture populaire, vivante, dans le temple de l’art contemporain. Du militantisme joyeux" (voir nos éditions du 29 janvier). Après Venise, le périple ira à Charleroi (BPS22) et à Dunkerque (Frac). Mais ce n'est pas évident pour le visiteur du pavillon de dépasser l'impression initiale, sommaire, de simples géants populaires en visite à Venise.
Le militantisme anticolonial est bien clair dans le pavillon hollandais, confié à l’artiste et activiste Renzo Martens qui soutient le projet CAPTC (Cercle d’art des travailleurs de plantation congolaise) près de Lusanga au sud du Katanga. Ces Congolais veulent, grâce à l’art, racheter les terres prises jadis par Unilever qui voulait y produire de l’huile de palme. Ils veulent y replanter maintenant la forêt et soigner les dégâts de la colonisation. Ils ont construit sur place un musée, un white cube dessiné par OMA (Rem Koolhaas) et ces Congolais réalisent des sculptures scannées ensuite en 3D et refaites en chocolat et huile de palme, vendues pour leur projet.
Berlinde De Bruyckere
Une Biennale de Venise, ce sont aussi de nombreuses expositions annexes à ne pas manquer comme celles de la collection Pinault (Pierre Huyghe et Julie Mehretu, expos évoquées dans de précédentes éditions), ou la très belle exposition à l’Accademia consacrée à Willem de Kooning et l’Italie.
Mais il y a surtout une impressionnante exposition de Berlinde De Bruyckere qui s’est ouverte pour le temps de la Biennale, dans l’église et les bâtiments de l’abbaye de San Giorgio Maggiore sur l’île en face de San Marco à Venise. Les Bénédictins avaient été séduits par sa participation il y a 11 ans dans le pavillon belge et l’avaient invitée depuis longtemps. Dans l’église, elle a placé sur de très hauts socles, avec des miroirs et des drapés, trois de ses archanges. Des sculptures non religieuses mais qui s’intègrent très bien dans cette belle église baroque. Plus loin, on découvre le manuscrit en peaux qu’elle offre aux moines et puis toute une série de sculptures anciennes ou neuves en cire peinte se rapportant aux corps (le saint Sébastien), aux arbres (immenses, posés dans la chapelle). Une salle aussi avec les peaux amassées comme des traces de charnier. Et finalement un archange couché aux couleurs noires, fatigué. Superbe expo intitulée City of Refuge III. Le titre est tiré d’une chanson de Nick Cave et est un “hommage à ceux qui cherchent une protection et à tous ceux qui l’offrent – un appel à la compassion et à l’affection et une interrogation sur la dualité de la nature humaine”.
Biennale de Venise jusqu’au 24 novembre