Yves Coppieters : « Depuis la fin de la deuxième vague, une autre stratégie est possible, mais aucun décideur n’a eu ce courage »
L’épidémiologiste regrette que l’on n’ait pas osé discuter de stratégies différenciées par groupes d’âge. Il fustige également l’utilisation abusive de la prévention passive par le gouvernement.
- Publié le 10-04-2021 à 11h45
- Mis à jour le 12-04-2021 à 09h38
Faisant partie des experts propulsés sur le devant de la scène dès le début de cette crise sanitaire, Yves Coppieters s’est plutôt bien adapté à cette nouvelle notoriété. Sollicité quotidiennement par les médias, l’épidémiologiste de l’ULB décortique, commente et analyse l’actualité sanitaire avec un certain franc-parler qui a parfois dérangé. Mais les remarques et critiques qui ont pu être émises par des confrères à son égard ne risquent pas d’empêcher le professeur de santé publique d’exposer son point de vue. “Le message sanitaire actuel des politiques et des experts officiels pour un retour à la vie normale est uniquement basé sur la vaccination. Cela ne va pas.” Yves Coppieters est l’Invité du samedi de LaLibre.be. La situation sanitaire semble être sur une tendance positive, avec une baisse des contaminations et des admissions à l’hôpital. Pourtant le ton du dernier Codeco, qui s’est tenu le 24 mars, laissait craindre le pire. A-t-on été trop alarmiste ?
Les politiques ne sont pas patients par rapport aux mesures prises antérieurement, ils ne leur laissent pas suffisamment de temps pour montrer leur efficacité. La stabilisation actuelle des contaminations, qui doit encore se confirmer dans les jours qui viennent, est plutôt due aux mesures du 19 mars. Ce sont ces mesures-là qui sont efficaces et pas celles qui sont entrées en vigueur suite au Comité de concertation du 24. Mais allons-nous tout de même, à un moment, ressentir l’effet de ces dernières mesures ? Peut-être qu’elles vont confirmer le fait que l’on ne va pas rester sur un plateau et nous permettre de démarrer la phase descendante un peu plus vite. Mais on ne pourra jamais dire de façon certaine ce qu’elles nous auront apporté. Ce qui est sûr, c’est que la fermeture des écoles sera la mesure la plus efficace qui a été prise le 24 mars. Cette décision va avoir un vrai effet qu’on va commencer à mesurer dès la semaine prochaine. Par contre, le retour en arrière concernant les métiers de contact ou le choix de revenir à la bulle de 4 à l’extérieur n’auront pas d’impact sur l'évolution de l’épidémie. Au vu des protocoles stricts qui étaient en place dans les magasins et pour les métiers de contact, je ne pense pas que leur fermeture (partielle pour les commerces non-essentiels) va changer quoi que ce soit.
Le but des autorités n’était-il pas aussi de marquer les esprits, de montrer à quel point la situation était préoccupante ?
Pour moi, ça ne se défend pas en termes de santé publique. Cette prévention passive, axée sur le bâton, est très efficace lorsque l’on est pris au dépourvu en début d’épidémie. Lors de la première vague, le confinement strict relevait de la prévention passive. On a opté pour la même approche au démarrage de la deuxième vague: on a reconfiné et imposé des mesures strictes. Mais on se rend compte à présent que cette prévention passive, qui consiste tout simplement à interdire des choses aux gens, ne fonctionne plus.
Pourquoi cette logique du bâton a-t-elle moins d'impact à présent? Tout d’abord, l’épidémie a un autre visage. Ensuite, on a désormais des outils plus diversifiés. Enfin, l’adhésion de la population n’est plus présente. À un certain moment, il faut passer de la prévention passive à la prévention active, celle basée sur la responsabilité des gens. Malheureusement, nos décideurs sont toujours dans cette vision un peu de la peur, de l’angoisse du lendemain, qu’on peut comprendre sur le plan politique, mais pas sur le plan sanitaire. On voit très bien dans les modèles qu’il n’y a pas à avoir peur du lendemain.
En optant pour de nouvelles mesures strictes, les autorités ont-elles mis de côté la santé mentale des Belges ? Risque-t-on d’en ressentir l’impact ?
Oui, bien sûr. Même si les autorités tiennent compte depuis la deuxième vague de la dimension mentale dans leurs réflexions, elles ne l’intègrent toujours pas aux lignes directrices de leur gestion de la crise. Pour le moment, on ne sait pas sur quel pied on danse, puisque le gouvernement n’a jamais exprimé de façon claire son objectif. Or il y a deux options. Soit on cherche à atteindre une circulation très faible du Covid, quasiment équivalente à zéro. Soit on accepte de vivre avec le virus et d'être potentiellement contaminé une fois qu'une certaine couverture vaccinale, qui permet de protéger les plus vulnérables, est atteinte. Jusqu’à présent, les mesures tendent plutôt vers le premier scénario, mais il s’agit malheureusement d’une stratégie impossible et qui laisse de côté les autres problèmes, notamment mentaux, qui peuvent subvenir au sein de la population.
Le débat sur les éventuels assouplissements réservés aux personnes vaccinées est désormais sur la table. Êtes-vous favorable à des “privilèges” pour les vaccinés ?
Non, je suis plutôt favorable à l’utilisation dans un moyen terme du "pass vert", qui permet de reprendre plus rapidement des activités si l’on remplit une des trois conditions suivantes: je suis vacciné, j’ai des anticorps ou j’ai fait un test négatif récemment. Je pense que tout centrer sur la vaccination pour la reprise des activités est un tort, car il faut tenir compte des autres façons de prouver que l’on a peu de risque de contaminer d’autres personnes. J’ai peur que, dans les semaines qui viennent, on ne mette que l’accent sur la vaccination. Or elle n’est pas la seule stratégie pour sortir de cette crise. Je regrette que nos décideurs restent dans l’optique de se dire qu’il faut arriver à 80% de vaccination. En France, suite à un rapport de l’Institut Pasteur, on estime même qu’il faut arriver à 90% après l’été, sans quoi il n'y aura pas de retour à la vie normale.
Faudrait-il changer de stratégie ?
Je pense, en tous les cas, qu’on commet une grosse erreur. Tout d’abord, parce que l’on n’arrivera jamais à 90% de vaccination. Ensuite, parce que l’on agit comme si toutes les autres composantes de la gestion de cette crise n’existaient plus. Je pense notamment au fait d’avoir eu le Covid, à la nécessité de développer des traitements préventifs… Il faut aussi se demander si, une fois que les plus de 55 ans et les personnes souffrant de comorbidités seront vaccinés, on pourrait ne pas à tout prix vouloir vacciner les autres, mais plutôt laisser circuler le virus et, pour une fois, oser parler d’immunité naturelle acquise dans la population.
Suggérez-vous carrément une pause dans la campagne de vaccination ?
Je suis un médecin de santé publique, je défendrai toujours la vaccination, qui est capitale dans une stratégie de prévention, mais je pense qu'il ne faut pas essayer de vacciner tout le monde de façon très rapide. On va devoir faire une pause dans la campagne à deux moments, pour se donner le temps de la réflexion. Tout d'abord, une fois que les plus de 55 ans auront une très bonne couverture vaccinale, car ça influencera les indicateurs hospitaliers et de mortalité. Il faudra alors analyser l'effet sur l'épidémie. La société pourra-t-elle entendre qu'il y aura toujours le virus, toujours des gens malades, des gens hospitalisés et des gens qui meurent ? Si on est d'accord avec ce postulat-là, alors on pourra reprendre une vie normale. Si on n'est pas d'accord, alors il faudra que les moins de 55 ans commencent aussi à se faire vacciner et, là, on est parti pour de nombreux mois... Il faudra ensuite faire une pause au moment de passer aux moins de 18 ans et se demander s'il est raisonnable d'envisager la vaccination de ce groupe qui ne fait que des formes asymptomatiques du coronavirus et n'a aucun risque de mortalité. En plus, on manque de recul sur l'effet de la vaccination sur ces jeunes.
Cette approche semble inaudible actuellement, non ?
Oui, tout à fait. Le message sanitaire actuel des politiques et des experts officiels pour un retour à la vie normale est uniquement basé sur la vaccination. Cela ne va pas. C’est de la com’, mais ce n’est pas honnête sur un plan scientifique. Tout d’abord parce qu’on n'atteindra pas cette couverture vaccinale. Ensuite, parce qu’on ne connait pas l’efficacité des vaccins à long terme. Et enfin parce qu’on omet les autres stratégies, dont l'immunité déjà acquise par les Belges. Cette immunité qui fait suite à une infection est même potentiellement meilleure que celle fournie par le vaccin. Elle est certes de plus courte durée, mais elle est sans doute plus résistante face aux variants qui circulent, dont le sud-africain et le brésilien. Ce qui n’est pas le cas des vaccins qui protègent, eux, contre la forme de base du coronavirus et contre le variant britannique, mais moins contre les autres mutations.
La décision de n'injecter l'AstraZeneca qu'aux plus de 55 ans est-elle sage ?
Oui, parce que les dizaines de cas d’embolies pulmonaires et de thromboses cérébrales qui ont été enregistrés sont des effets secondaires du vaccin. Même s'il y a nettement moins de risque de mourir d'une thrombose post-vaccination que du Covid-19, je trouve cette décision raisonnable. En santé publique, on doit envisager la gestion de la collectivité, mais on doit aussi penser en termes d'individus. On ne peut pas se permettre de prendre des risques avec certaines personnes.
Peut-on imaginer un scénario catastrophe avec un nouveau variant qui résiste à tout traitement, tout vaccin ?
Bien sûr. Les vaccins actuels ont été pensés en fonction de la souche originale chinoise. Mais si un mutant résistait aux vaccins, il serait très vite identifié sur un plan génomique et les vaccins pourraient être adaptés. Par contre, il n'existe pas encore de médicament anti-viral pour soigner le Covid-19. On a mis beaucoup d'argent et d'énergie dans la vaccination. Si on veut avoir une vision plus globale de cette crise, il faut maintenant investir dans les thérapeutiques de base (ivermectine, vitamine D, micronutriments, azithromycine...) et dans la recherche fondamentale pour trouver des antiviraux.
"La crainte à l'égard des experts est encore bien réelle et concerne des politiques hautement placés"
Certains choix politiques que vous avez pointés du doigt précédemment découlent également des recommandations des experts du GEMS...
En effet… Or ces experts, comme Marc Van Ranst et Erika Vlieghe, ont une vision de virologue, d’infectiologue, d’urgentiste... Leurs craintes sont compréhensibles, puisqu’ils voient les complications et les morts au quotidien. Mais il ne s’agit pas d’une vision de santé publique et encore moins d'une vision collective. Leur point de vue n'est pas représentatif de l’ensemble des opinions des scientifiques, au contraire. Pourtant on sent que nos politiques sont toujours coincés par ces mêmes experts. On avait vu après la première vague que le gouvernement Wilmès s’était un peu détaché de leurs avis, en prenant des décisions un peu plus globales. C’était un très bon choix mais, malheureusement, il a été pris au moment où la deuxième vague démarrait. Pas de chance pour eux, ça a discrédité cette volonté de se détacher des experts. Le nouveau gouvernement s’est ensuite fortement replié sur les avis de la Celeval, puis du GEMS.
Regrettez-vous de ne pas avoir pu faire entendre votre voix au sein de l’un de ces groupes d’experts ?
Je participe volontiers aux groupes si l’on me sollicite, mais je ne vais pas m’y imposer. Je suis expert indépendant au sein de la commission Covid au niveau fédéral. J’ai fait partie du groupe de travail Testing. Certains ministres m’ont également sollicité au départ d’Emmanuel André pour reprendre la coordination de la cellule Tracing, mais mon nom n’a pas fait l’unanimité au sein des ministres. Une ministre flamande se serait opposée à ma nomination.
N’ayant pas fait partie du GEES, de la Celeval ou du GEMS, vous sentez-vous plus libre de dire ce que vous pensez ? Oui, mais ça ne m’empêche pas d’avoir une parole raisonnable et proportionnée à la situation sanitaire et à mes compétences - du moins je l’espère. Mais c’est vrai que j’ai une parole plus libre et certainement moins de contraintes. Mais il y a également un retour de boomerang à cette “liberté”. Je me fais fortement critiquer par certains collègues, qui m’ont déjà envoyé des SMS pour contester mes dires. Ils m'ont même demandé de me calmer. Certains m'ont accolé une étiquette de "rassuriste".
Comprenez-vous que certains experts s'offusquent que des médias donnent la parole à des personnalités qualifiées de "rassuristes", telles Jean-Luc Gala ou Bernard Rentier ?
Je ne comprends pas, je trouve cela inacceptable. Le fait que quelques experts bénéficient d’une certaine popularité oblige peut-être les médias à tenir compte de leurs avis. Mais c’est un tort. Même si ce sont des personnes très compétentes, elles ne peuvent pas faire la pluie et le beau temps dans le débat public. Si des scientifiques essaient de bien faire leur boulot, de façon documentée, en se basant sur des éléments scientifiques et sur leur discipline, il est normal, dans un débat démocratique, de leur tendre le micro. Par contre, lorsqu’on est face à des personnalités plus légères, qui se documentent moins, c’est autre chose...
Les propos de Bernard Rentier qui ont notamment dérangé faisaient part d’une autre approche possible dans la gestion de la crise sanitaire. Celle-ci prônait des libertés pour les jeunes beaucoup plus rapidement, en isolant davantage les personnes âgées. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que cette stratégie aurait été possible dès la fin de la deuxième vague, lorsque nous avons stagné sur un plateau pendant de longues semaines. Il fallait le faire et être beaucoup plus imaginatifs dans des relâchements de mesures à moindre risque, notamment pour le théâtre, le cinéma, le sport à l’extérieur… L’idée n'était pas d’assouplir complètement les mesures pour les uns et rien pour les autres, mais plutôt de relâcher chez les moins de 55 ans avec des protocoles qui amoindrissent les risques. Il était d’autant plus nécessaire d’opter pour cette solution que l’effort fourni par la population était déjà de longue haleine. Mais les autorités en ont décidé autrement et ont choisi d’imposer à tout prix ce long effort à tous, qui a sans aucun doute un impact sur la situation épidémiologique, mais qui entraîne également d’autres conséquences négatives.
Les détracteurs de cette approche estiment qu’elle instaure un “deux poids, deux mesures” en défaveur des personnes âgées et qu’elle n’est donc pas acceptable…
Depuis la fin de la deuxième vague, le fait d’envisager des stratégies différenciées par groupes d’âge ne me choque plus. Demander aux plus de 55 ans de s’autoconfiner autant que faire se peut, en attendant d’être vaccinés, ne relevait pas de l’impensable. Surtout si on leur expliquait que leur effort permettrait aux jeunes de pouvoir davantage aller à l’école. Une parole politique de ce type-là, qu’on n’a jusqu’à présent jamais entendue, aurait, au contraire, été tout à fait raisonnable. Mais aucun de nos décideurs n’a eu ce courage, par crainte de se voir reprocher de la discrimination.
Marc Van Ranst a révélé être la cible de harcèlement. Subissez-vous aussi de telles attaques ?
Je reçois beaucoup de messages très positifs ou des questions de personnes qui cherchent un avis clinique. Mais je reçois aussi toute une série d'injures ou de menaces. J'ai l'impression que ces messages-là proviennent de gens très angoissés par la crise. Même si on me dit que je devrai rendre des comptes sur les morts ou que l'Ordre des médecins a reçu une lettre me concernant, je ne perds pas mon temps à répondre.
Les critiques émanant de certains politiques à l'égard des experts participent-elles à ce climat délétère ?
Bien sûr. Ça met aussi en lumière le climat entre certains politiques et experts. Quelques politiques qui participent au Comité de concertation me téléphonent pour me dire qu'encore actuellement ils se sentent coincés par ces experts. Ils redoutent un retour de manivelle s'ils osent s'opposer aux paroles des médecins ou scientifiques officiels. Cette crainte à l'égard des experts est encore bien réelle et concerne des politiques hautement placés.
Vous vous êtes montré critique en septembre à l'égard du gouvernement Wilmès, estimant qu’il n’y avait "pas de capitaine à bord”. Aujourd'hui, le duo De Croo-Vandenbroucke semble tout décider. Finalement, quelle approche a vos faveurs ?
Je ne suis pas sûr qu'il y avait beaucoup plus d'ouverture sous Sophie Wilmès. La Première ministre était beaucoup plus empathique et sa communication était plus respectueuse lors des Conseils nationaux de sécurité. Mais, dans les réunions préparatoires, c'était très disciplinaire et c'étaient toujours les mêmes experts qui dictaient leurs visions. Concernant le nouveau gouvernement, je sors de mon rôle d'épidémiologiste, mais je m'étonne qu'on donne les pleins pouvoirs à ce ministre de la Santé qui n'est pas médecin, qui n'était plus dans la vie politique, qu'on a été rechercher comme un messie et qui a des antécédents politiques particuliers. Je ne comprends pas comment un pays peut donner tant de responsabilités à une seule personne et considérer que c'est celle qui va nous sauver.
L’approche restrictive du nouveau gouvernement explique-t-elle en partie que la troisième vague a été mieux contrôlée que les deux premières ?
Tout d'abord, il y a sans doute une troisième vague dans les soins intensifs, mais pas dans dans les contaminations de la population. Ça, c'est faux ! Je pense aussi qu'il faut arrêter de se comparer aux autres pays en disant qu'on est meilleur. On est tous très mauvais dans la gestion de la pandémie, point. Le rebond actuel est dû au relâchement depuis début mars et à ce variant britannique qui est plus contagieux. Mais on n'est pas dans les modèles mathématiques présentés par le Premier ministre fin février. On n'est pas dans le scénario d'Emmanuel André qui nous annonçait un cataclysme à venir à la mi-mars. Certains ont affirmé que ces prédictions se confirmaient, mais c'est faux. La reprise est beaucoup plus faible que prévu et décalée dans le temps. Les modèles sont très bien sur le plan théorique, mais ils ne seront jamais une réalité de terrain. C'est donc un petit mensonge d'utiliser ces modèles pour justifier une stratégie.