France: récit d’une journée pas comme les autres, plus de 1,5 million de personnes dans la rue
L’affrontement était annoncé de longue date, entre le gouvernement et des syndicats remontés comme jamais contre une réforme des retraites considérée comme inique. Chacun s’attendait donc à un "grand barnum", l’une de ces journées de galère que redoutent les citadins - notamment les habitants de l’Ile-de-France - et qui font le bonheur des micro-trottoirs des journaux télévisés du soir.
- Publié le 05-12-2019 à 21h15
- Mis à jour le 06-12-2019 à 17h30
Les syndicats peuvent se targuer d’une mobilisation massive. Le gouvernement Philippe a montré qu’il se préparait à un mouvement long.
L’affrontement était annoncé de longue date, entre le gouvernement et des syndicats remontés comme jamais contre une réforme des retraites considérée comme inique. Chacun s’attendait donc à un "grand barnum", l’une de ces journées de galère que redoutent les citadins - notamment les habitants de l’Ile-de-France - et qui font le bonheur des micro-trottoirs des journaux télévisés du soir.
Pourtant, en ce jeudi matin, c’est le calme qui règne dans les transports parisiens. Point de lignes de métro bondées, ou de grandes bousculades dans les bus ou les tramways. Ou du moins pas beaucoup plus que d’habitude. Pas même sur les lignes automatisées - notamment la ligne 1 et la ligne 14 - pour lesquelles le trafic était pourtant en large partie assuré.
Plan débrouille
Alain, un cadre de 45 ans croisé dans le XVe arrondissement, non loin de la station Pasteur, explique : "Cela fait tellement longtemps que l’on nous annonce l’apocalypse pour aujourd’hui, que tout le monde a eu le temps de s’organiser." Lui a choisi le covoiturage. "Avec trois collègues qui habitent comme moi dans les Hauts-de-Seine, on s’est mis d’accord pour venir ensemble en ne prenant qu’une seule voiture." Tous se sont levés un peu plus tôt qu’à l’habitude, mais sont parvenus à leur travail sans trop de difficultés. "On a dû mettre vingt à trente minutes de plus que d’habitude, mais c’est moins catastrophique que ce que l’on aurait pu craindre, conclut-il. Et cela nous a donné l’occasion de discuter dans des circonstances presque plus conviviales que d’habitude."
Pourtant, la mobilisation syndicale est bel et bien au rendez-vous. Onze lignes de métro sur seize sont interrompues, tandis que trois autres sont très fortement perturbées. Seules les lignes 1 et 14, automatisées, fonctionnent normalement. Quant aux bus, un sur trois en moyenne circule. Sur le réseau SNCF, seul un train sur dix a quitté le dépôt. Les RER, qui desservent l’Ile-de-France, ne fonctionnent qu’aux heures de pointe. 10 % des TGV seulement sont en circulation.
Calme matinée
Bien sûr, ces dysfonctionnements ne sont pas sans en agacer certains. Aline, une salariée de la grande distribution qui a pris son bus habituel depuis Boulogne pour se rendre dans l’ouest de Paris, s’agace d’avoir dû attendre plus d’une heure, puis d’avoir mis le double du temps habituel pour arriver à son travail. "Ce n’est pas normal qu’une minorité bloque des gens qui veulent aller travailler, s’énerve-t-elle. Il devrait y avoir un service minimum qui s’applique vraiment."
Globalement, en cette matinée, c’est cependant plutôt le calme qui règne. C’est sans doute là l’une des leçons de ce 5 décembre : les citadins ont appris à faire avec ces grèves géantes. Par le biais du télétravail, bien sûr, pour un certain nombre d’entre eux. Mais aussi grâce à la diversification des modes de transport. Le covoiturage, évidemment, mais aussi pour certains les scooters ou vélos électriques en libre-service, en particulier dans la capitale. Certains, pour qui les durées de transport ne sont pas trop longues, ont même pu ressortir leur vieille bicyclette - ou pour les plus modernes, leur trottinette électrique - du garage.
Mobilisation nationale
Pour le gouvernement, il est cependant bien trop tôt pour crier victoire. À la mi-journée, l’exécutif annonce que le gouvernement rendra un certain nombre d’arbitrages concernant la réforme des retraites en milieu de semaine prochaine. Une manière de se positionner dans un bras de fer dont le gouvernement sait déjà qu’il est loin d’être gagné d’avance. Car si la grève n’a pas causé d’énormes perturbations, les manifestations, elles, ont été très largement suivies. Plus de 180 000 manifestants étaient décomptés à la mi-journée, dans plus de trente villes de France, avec notamment des mobilisations massives à Montpellier (20 000) ou encore Nantes (19 000).
À Paris, le cortège s’étend en rangs serrés de la gare de l’Est à Nation en passant par République. Des cheminots, des fonctionnaires, mais aussi des étudiants, des salariés d’EDF, des personnels hospitaliers, ou encore des pompiers. Certains portent fièrement le fameux "gilet jaune" qui a fait trembler l’exécutif l’an passé. Vers la mi-journée, la situation se tend autour de la place de la République, où des mouvements de foule contraignent certains manifestants à s’extirper, non sans difficulté, du cortège, pour rejoindre de petites rues adjacentes. Plus tard dans la soirée, des affrontements auront lieu aussi vers la place de la Nation. En province, notamment à Toulouse, des heurts ont également lieu avec la police.
Un mouvement parti pour durer
Finalement, le pire a été évité, mais les syndicats peuvent se targuer d’une mobilisation massive : 1,5 million de personnes, ce qui signifierait une mobilisation plus importante que celle du 12 décembre 1995, première manifestation contre le "plan Juppé" de réforme des retraites. Le Premier ministre de l’époque avait finalement dû reculer devant l’ampleur de la mobilisation.
Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, peut bander les muscles : "La mobilisation d’aujourd’hui témoigne de la colère sociale qui règne dans ce pays ." Avant d’avertir : "La grève ne s’arrêtera pas ce soir." Et Jean-Luc Mélenchon, le patron des Insoumis, de surenchérir : "C’est le début d’un grand bras de fer avec le gouvernement."
Si la gauche sociale et politique peut se réjouir - malgré les limites de sa capacité de blocage - c’est qu’à ses yeux, la mobilisation de ce 5 décembre n’est qu’un début, et non une fin en soi. Jeudi soir, les annonces tombent d’ailleurs les unes après les autres d’une reconduction du mouvement jusqu’à lundi. Le trafic devrait ainsi être très perturbé ce vendredi : à la RATP, les blocages devraient être de la même ampleur que ce jeudi. À la SNCF, 90 % des TGV et 70 % des Trains Express Régionaux (TER) sont annulés. De nombreux vols aériens sont également supprimés.
En fin d’après-midi, le Premier ministre monte à son tour sur le ring médiatique, pour dire que l’impact du mouvement a été "conforme" à ce qui était prévu. Mais aussi pour "redire l’attachement du gouvernement au droit d’aller et venir". Pour le gouvernement, l’essentiel est d’être prêt si jamais le mouvement venait à durer. L’exécutif en est bien conscient : ce 5 décembre n’était pas la fin, mais le début d’un combat qui s’annonce décisif pour lui.