Alors que la Roumanie assure la présidence de l'UE, le gouvernement de gauche populiste s'offre, en secret, une justice "parallèle"
- Publié le 19-02-2019 à 20h44
- Mis à jour le 19-02-2019 à 20h56
Alors même que la Roumanie assume la présidence du Conseil de l'Union, le gouvernement de gauche populiste roumain persévère dans ses réformes controversées visant à mettre au pas la justice, ignorant les mises en garde européennes. Ce mardi, l'exécutif roumain a adopté dans le plus grand secret deux ordonnances d'urgence concernant le domaine judiciaire : elles ne figuraient pas à l'ordre du jour et n'ont pas été annoncées par la Première ministre roumaine Viorica Dancila à l'ouverture de la séance. Une attitude qui rappelle la première tentative des sociaux-démocrates au pouvoir à Bucarest de bafouer l'indépendance du système judiciaire, en février 2017, avant de devoir faire partiellement marche arrière face à la colère de la société civile. Parmi les modifications adoptées ce mardi après-midi, celle qui risque de faire couler le plus d'encre concerne le Bureau chargé de mener des enquêtes sur les magistrats, une juridiction disciplinaire créée par le Parti social-démocrate (PSD). Celui-ci deviendra une "institution autonome" et ne sera plus soumis au contrôle du procureur général, qui ne pourra plus bloquer une investigation visant un magistrat s'il la considère illégale ou non fondée. Or le procureur général n'est autre qu'Augustin Lazar, devenu la cible de la gauche populiste qui a lancé, en octobre dernier, une procédure de révocation à son encontre.
De plus, comme le politologue Cristian Pirvulescu le constatait déjà nos pages, "la création de ce Bureau est le signe d'une politisation de la justice". En effet, vendredi dernier, ce même bureau a lancé une investigation contre Laura Codruta Kovesi, icône de la lutte anticorruption et épouvantail de la gauche populiste, à l'heure où qu'elle ambitionne de prendre les rênes du Parquet européen. "Mme Kovesi est un exemple de ce qui pourrait arriver aux autres magistrats qui ne rentrent pas dans le rang”, prévenait déjà M. Pirvulescu.
"Ceci n'est pas un état de droit"
Désormais, le Bureau chargé de mener des enquêtes sur les magistrats pourra agir de manière "autonome", sans aucun autre contrôle du système judiciaire - si ce n'est celui du ministre de la Justice, Tudorel Toader, comme le craignent l'opposition et de plusieurs pointures du milieu judiciaire roumain. Pour le nouveau parti d'opposition PLUS, l'objectif de cette ordonnance ne fait aucun doute : les sociaux-démocrates "ont fabriqué un Parquet anticorruption parallèle qui mènera des enquêtes sur les procureurs qui se sont permis de lancer des investigations contre les politiciens".
Même son de cloche du côté du Parti national libéral (PNL) : "L'adoption d'une nouvelle ordonnance d'urgence modifiant les lois de la justice, en désaccord total avec les recommandations de la Commission européenne, de la Commission de Venise et du GRECO (Groupe d'Etats contre la corruption, du Conseil de l'Europe, NdlR) e st un acte d'irresponsabilité proche de la folie".
Selon le président roumain Klaus Iohannis (centre-droit), à couteaux tirés avec les sociaux-démocrates, "le PSD a agi à nouveau contre la justice, l'état de droit, contre la Roumanie et les citoyens".
Cela n'a pas manqué de faire réagir également l'ancien président de la Cour constitutionnelle, Augustin Zegrean, qualifiant cette ordonnance de "folie", sur le site de Hotnews.ro. Se demandant à qui sera subordonné ce Bureau, il pose la question : "Aura-t-on deux parquets ou sera-t-il directement subordonné au ministre de la Justice, qui sait quoi en faire?". Et d'ajouter : les membres du gouvernement roumain "veulent diriger le pays par le biais d'ordonnances d'urgence, car les ordonnances sont plus difficiles à démanteler, produisent des effets immédiats, personne ne discute. Ceci n'est pas un état de droit".
L'enjeu de l'enquête visant Liviu Dragnea
Sollicité par Agerpres, le Parquet anticorruption roumain (DNA) - jadis dirigé par Mme Kovesi avant qu'elle soit écartée de sa fonction par le PSD - a affirmé que ce Bureau chargé de mener des enquêtes sur les magistrats a déjà formulé trois demandes afin de s'emparer du dossier Tel Drum, dans lequel est visé... Liviu Dragnea, dirigeant du PSD et de facto du pays. Dans cette affaire, M. Dragnea, également président de la Chambre des députés, est soupçonné de corruption, d’abus de pouvoir, de création d’emplois fictifs, et de faux et usage de faux en vue d’obtenir illégalement des fonds de l’Union européenne. "Dans la dernière sollicitation du Bureau chargé de l'investigation des magistrats, datant du 31 janvier 2019, a été invoqué la circonstance que le DNA n'aurait plus de compétence sur ce dossier, puisque l'une des personnes contre lesquelles s'effectue la poursuite pénale a la qualité de magistrat", déclare le Parquet anticorruption, qui a refusé le transfert du dossier.
En résumé, d'aucuns suspectent le gouvernement de gauche populiste de vouloir, à travers ce Bureau chargé de mener des enquêtes sur les magistrats, prendre en main et ainsi étouffer l'enquête visant M. Dragnea, en plus d'utiliser cette institution pour mater les procureurs refusant de rentrer dans le rang.
Devant les journalistes, M. Toader a pourtant soutenu que ces modifications avaient été proposées par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Or, les procureurs du CSM n'ont pas tardé à assurer... qu'ils n’étaient pas au courant des modifications proposées par le gouvernement, affirmant qu'elles pourront sérieusement affecter le travail du pouvoir judiciaire.
La Roumanie s'expose à de nouvelles critiques européennes
Interrogé sur ces ordonnances d'urgence, le commissaire européen chargé de l'Etat de droit, Frans Timmermans, a répondu qu'il n'avait pas été mis courant par le gouvernement roumain. "Je ne sais pas de quoi il s'agit. Je dois voir les ordonnances", a-t-il affirmé, à l'issue du Conseil des Affaires générales ce mardi.
La réaction européenne se fait donc attendre face à ces inattendues réformes controversées de la justice . "Cela n'augure rien de bon", nous a confié en attendant une source européenne.