Denis Meyers: "Les réactions des visiteurs m'ont retourné, mais je m'en suis aussi pris plein la gueule"

Meyers
©Alexis Haulot

Il y a un an et demi, son visage était émacié. Ses yeux étaient soulignés de lourds cernes. Denis Meyers le reconnaît, il était affaibli physiquement par 18 mois d'un travail intense, intitulé "Remember-Souvenir", dans les anciens locaux ixellois de Solvay. Ces bâtiments étaient voués à la destruction. L'artiste en avait profité pour recouvrir de visages et de mots près de 30.000m² de murs, plafonds et fenêtres. Denis Meyers est l'Invité du samedi de LaLibre.be.

Qu'est-ce que ce projet Remember-Souvenir a changé dans la conception de votre métier ?

Aujourd'hui, je m'assume beaucoup plus en tant qu'artiste, je m'épanouis dans des démarches plus personnelles. Je ne suis plus juste un graphiste qui répond à des commandes. Dans les bâtiments Solvay, j'espérais travailler pendant deux mois et demi. Il s'avère que je n'ai fait que ça pendant 18 mois ! A la fin, quand les visiteurs ont pu pénétrer dans les lieux, je me suis rendu compte que j'étais capable de susciter des réactions, des émotions. Ça m'a énormément retourné. Je n'ai pas un besoin de reconnaissance, mais j'ai besoin que les gens soient interpellés par ce que je crée. S'ils peuvent être touchés, c'est encore mieux.

Beaucoup vont ont fait part de leurs sentiments ?

Énormément ! Soit en écrivant dans le livre d'or, soit en me le signalant oralement, par e-mail ou par message. Un type m'a écrit deux semaines après sa visite pour me dire que, pendant trois jours, il n'avait pas réussi à parler à ses proches tant il était retourné. Il a même recontacté ses parents, frères et sœurs qu'il n'avait plus vus depuis 15-20 ans. Deux mecs qui travaillaient dans la finance ont arrêté leur boulot pour devenir menuisier pour l'un, pâtissier pour l'autre. Des étudiants de rhéto m'ont dit aussi que, après avoir vu le projet, ils se sont tournés vers des études artistiques. Ca, pour moi, c'est vraiment marquant.

Un livre, déjà disponible en précommande (*), paraîtra en novembre. S'agit-il d'une trace indispensable à vos yeux ?

C'est très important pour moi. Quand je me suis lancé dans ce projet, c'était un de mes seuls buts. Sachant que le bâtiment allait être détruit, je voulais garder une trace par le biais d'un livre. Je suis très attaché au papier, je remplis des carnets de dessins depuis de nombreuses années.

EN IMAGES: "RememberSouvenir" de Denis Meyers

Est-il difficile de retrouver des projets si excitant par après ?

Je me rends compte que, aujourd'hui, je ne serais pas capable de refaire un projet comme cela, en termes de force physique, d'endurance, mais aussi de message. J'ai eu besoin de plusieurs dizaines de mètres carrés pour m'exprimer. Maintenant, je prends autant de plaisir et j'ai presque autant à dire sur de plus petits formats. J'ai la volonté de monter une expo très personnelle pour montrer le côté protéiforme de mon travail : sur des murs, des toiles, de la peau à travers des tatouages, sur du tissus, de la photo, du body painting, de la sculpture...

Vous avez participé à divers projets culinaires. Pourquoi choisir ce médium ?

Je ne cuisine pas, mais je participe à la mise en forme et à la décoration de l'assiette avec les chefs. C'est vraiment le genre de projets très épisodiques et très intenses que j'aime faire. Je participe d'ailleurs au prochain Culinaria, qui se tiendra du 17 au 20 octobre à Anderlecht. J'aime qu'il n'en reste rien : tout est avalé, tout termine dans les égouts. La démarche de ces chefs et celle du projet Remember-Souvenir sont très proches : 20 ans d'expérience, de sueur, pour un travail qui se fait relativement rapidement, qui va être absorbé en quelques minutes ou quelques heures puis qui disparaît. Il y a d'autres parallèles : le côté odeurs, chaud/froid, le toucher. Et puis, comme moi, les chefs travaillent dans l'ombre, ils subissent les critiques... mais ils s'en foutent aussi. Comme moi !

Remember-Souvenir a-t-il suscité de la jalousie de la part d'autres artistes urbains ?

Je m'en suis pris plein la gueule de la part de gens jaloux, qui parlent beaucoup et qui ne font rien. La totalité de ceux qui m'ont critiqué n'ont même pas vu le projet. Moi, je ne m'inscris pas dans une famille d'artistes urbains à proprement parler. Certains me félicitent quand même alors que je n'ai pas la même approche qu'eux : je ne tague pas les métros, les trains et je ne commets pas de vandalisme. Plein d'autres me toisent parce que j'ai réussi un truc que peu ont réussi. Ils me reprochent d'avoir été médiatisé, d'avoir vendu, d'avoir une cote... Ils ne critiquent pas le travail que j'ai fait, mais ce qui en a découlé.

Votre statut actuel vous permet-il d'être plus sélectif, en refusant des demandes que vous auriez acceptées par le passé ?

J'étais déjà relativement sélectif mais je le suis encore davantage. J'ai eu une médiatisation hallucinante, à laquelle je ne m'attendais pas. Ce projet n'était d'ailleurs pas censé être vu, je comptais juste le faire découvrir à ma famille et quelques copains. Ça m'a rendu bankable. Je ne suis pas devenu riche, loin de là. Mais une partie des gens qui achètent mon travail ne l'auraient pas acheté si je n'avais pas été médiatisé à ce point-là. J'essaie désormais de trouver un juste milieu entre mon travail d'atelier, des fresques en Belgique et à l'étranger, les commandes de grosses sociétés qui me permettent de payer mes factures et des projets de l'ordre du bénévolat, qui me nourrissent différemment. En deux-trois ans, j'ai dû récolter plus de 100.000 euros lors de ventes aux enchères, au profit d'œuvres caritatives.

Denis Meyers: "Les réactions des visiteurs m'ont retourné, mais je m'en suis aussi pris plein la gueule"
©Alexis Haulot

Vous aviez bénéficié d'un accord assez exceptionnel des promoteurs immobiliers Immobel et BPI de disposer du bâtiment avant sa destruction. Cette pratique est-elle courante ?

Pas à ma connaissance, mais les choses bougent. Je viens de participer à un projet initié par Fred Atax et Alexandra Lambert, de la fondation Strokar Inside, spécialisée dans le street art. Ils ont obtenu l'autorisation de prendre possession d'un ancien Delhaize situé chaussée de Waterloo à Ixelles. Cela montre que d'autres promoteurs immobiliers sont aujourd'hui plus enclins à mettre à disposition des bâtiments voués à la destruction ou la rénovation. Ils se rendent compte que ça ne constitue pas que des emmerdes. Cela leur permet de jouer sur une communication positive et aussi que leur bâtiment ne soit pas squatté... Si mes 18 mois de galère peuvent servir à ça, pour moi, c'est vraiment chouette.

Vous en voulez aux autorités ixelloises de ne pas vous avoir soutenu lorsque vous avez frappé à leur porte ?

Clairement ! Quand je vois la bourgmestre d'Ixelles, Dominique Dufourny, je n'ai pas spécialement envie de lui parler. Même s'ils ont admis qu'ils avaient loupé le coche en refusant de m'aider, ils auraient au moins pu faire l'effort de venir sur place. Il y a tout de même un échevin qui est venu et qui m'a lâché : "J'ose espérer que je ne devrai pas payer l'entrée". Mais ne venez pas alors ! C'est hallucinant !

Les politiques soutiennent-ils suffisamment les artistes urbains ?

Certainement pas. Mais on n'a pas besoin des politiques pour avancer. Les ASBL et les projets (Urbanart, Propaganza...) qui tiennent la route sont suffisants en termes d'impact sur le tourisme, la culture et le commerce. Prenez le magnifique projet street art "The Crystal Ship", de Björn Van Poucke : ça ramène des dizaines de milliers de visiteurs à Ostende ou Roulers. A Bruxelles-ville, l'échevine Karine Lalieux développe un parcours d’artistes street art, donc ça évolue, mais on est loin de Berlin ou Lisbonne... Bruxelles n'est certainement pas la ville artistique par excellence.

La faute aux artistes aussi ?

Je ne pense pas. Sur le projet Remember-Souvenir, j'ai mis ma casquette d’artiste mais, tout en étant aidé, je me suis aussi occupé de la presse, de l'organisation, de la logistique, des visites, des assurances... On ne peut pas demander aux artistes de gérer tout cela, d'avoir une telle vision globale. C'est un métier en soi. Mais c'est évident que si on leur laisse un mur ou un lieu d'expression, les artistes vont sauter dessus. Ils veulent s'exprimer, embellir la ville, susciter la réflexion...

Les élections communales approchent à grands pas. Y a-t-il eu des tentatives de récupération politique à votre égard ?

Non, ils ont compris que j'étais apolitique et que la récupération est inenvisageable avec moi...

(*) Ce livre est disponible ici en précommande au prix de 42 euros (au lieu de 60 euros en librairie). Détails : 342 pages ; format 24x31 cm ; graphisme : studio michel welfringer ; éditions Meta-Morphosis.

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...