Vingt ans après le lancement du nucléaire pakistanais et indien, l'Asie du Sud a-t-elle gagné en sécurité?
Il y a 20 ans, l’Inde et le Pakistan réalisaient des essais atomiques, achevant la nucléarisation de l’Asie du Sud. Alors que le programme nucléaire iranien et nord-coréen inquiète la communauté internationale, quelles leçons tirer de cet épisode ?
- Publié le 27-05-2018 à 19h24
- Mis à jour le 28-05-2018 à 09h12
Il y a 20 ans, l’Inde et le Pakistan réalisaient des essais atomiques, achevant la nucléarisation de l’Asie du Sud. Alors que le programme nucléaire iranien et nord-coréen inquiète la communauté internationale, quelles leçons tirer de cet épisode ?Le 28 mai 1998 à 15 h 16, Muhammad Arshad, directeur scientifique à la commission pakistanaise à l’énergie atomique, s’exclame "Loué soit Allah !" et appuie sur le bouton nucléaire. Cinq engins explosent dans le désert du Baloutchistan, dont un qui est deux fois plus puissant que la bombe d’Hiroshima. Dix-sept jours auparavant, l’Inde a testé deux bombes atomiques et une bombe thermonucléaire près de Pokhran, dans le nord du pays. La nucléarisation de l’Asie du Sud devient réalité.
Si la dissuasion nucléaire a empêché un conflit majeur en Asie du Sud, elle n’a pas fait progresser le dialogue non plus. Deux contentieux territoriaux opposent l’Inde à ses voisins. Au nord, le Pakistan lui conteste la souveraineté du Cachemire. A l’est, la Chine occupe l’Aksai Chin, zone montagneuse revendiquée par Delhi, et revendique l’Arunachal Pradesh, situé dans le nord-est de l’Inde, à la frontière chinoise et birmane. Deux décennies après les essais, aucun des deux contentieux n’est réglé.
Une course aux armes atomiques
Dans le cas du Cachemire, la nucléarisation a compliqué le processus de paix. Les services secrets pakistanais ont profité de la dissuasion pour intensifier leur soutien aux organisations djihadistes installées au Pakistan : impossible pour l’Inde d’envahir son voisin pour attaquer directement ces groupes sans risquer une escalade. C’est ainsi qu’en novembre 2008, dix terroristes pakistanais du Lashkar-e-Taiba ont abattu 165 personnes en trois jours à Bombay. Le processus de paix ne s’en est jamais remis. L’Inde demande que les commanditaires soient condamnés. Islamabad rétorque qu’ils ne sont pas pakistanais.
Dans ce contexte, l’Inde et le Pakistan se livrent une course aux armes nucléaires. "Le seuil à franchir pour qu’une guerre nucléaire éclate ne cesse de baisser", s’inquiète George Perkovich, auteur de "India’s Nuclear Bomb". Le Pakistan a mis au point le Nasr, un missile nucléaire tactique de faible puissance pour frapper l’armée indienne en cas d’invasion. Si le Nasr était utilisé, l’Inde appliquerait sa doctrine qui prévoit des représailles atomiques en cas d’attaque nucléaire.
En dépit de cette course aux armements, l’Occident appuie le programme nucléaire de l’Inde. Dès septembre 1998, la France a officialisé un dialogue stratégique avec Delhi, qui a abouti dix ans plus tard à la signature d’un accord de coopération nucléaire civil. L’Amérique de George W. Bush a fait de même quelques mois plus tard. A Washington comme à Paris, on veut encourager la montée en puissance de l’Inde pour contrebalancer l’influence chinoise en Asie. Par la suite, la Russie, l’Australie, le Royaume-Uni, le Japon ont conclu des accords similaires avec Delhi.
Le Pakistan, lui, a poursuivi le partenariat nucléaire signé avec la Chine en 1986. Il dispose aujourd’hui de quatre réacteurs civils chinois. Deux autres sont en construction et un contrat pour un troisième a été signé l’an dernier. Le pays a augmenté le nombre de ses têtes nucléaires et en détiendrait environ 130.
Du coup, l’Inde et le Pakistan jouissent d’un traitement spécial. Le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) réserve les applications civiles aux Etats non dotés de l’arme atomique et à ceux qui ont testé avant 1967. Delhi et Islamabad ne remplissent pas les critères du TNP qu’ils n’ont d’ailleurs pas signé. Mais ils reçoivent quand même de la technologie étrangère et des matières fissiles.
Les failles du régime de non-prolifération
L’Inde a pu coopérer avec l’Occident dans le nucléaire civil en s’engageant à séparer ses installations civiles et militaires et à ouvrir ses sites civils à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Elle veut montrer qu’elle ne détourne pas des applications pacifiques à des fins militaires. Problème : nombre d’observateurs pointent du doigt la légèreté de l’accord conclu entre Delhi et l’AIEA en 2009. John Carlson, ancien directeur du bureau australien de non-prolifération, estime, dans un article publié par la Harvard Kennedy School en janvier, que "l’accord donne la possibilité de déplacer du matériel nucléaire placé sous contrôle de l’AIEA vers le programme nucléaire stratégique". En clair, la séparation entre installations civiles et militaires n’existe pas, et l’Inde peut détourner des applications pacifiques à des fins militaires.
Enfin, les accords de coopération conclus par l’Inde ont permis d’importer 7 810 tonnes d’uranium naturel et 100 tonnes d’uranium enrichi entre 2009 et 2016, selon les chiffres du cabinet du Premier ministre. Si ces importations répondent aux besoins civils, elles permettent de dédier les mines d’uranium indiennes au programme militaire. Une usine d’enrichissement est d’ailleurs en construction à Ullarthi Kaval, au Karnataka; elle secondera le site de Mysore. En ce sens, les essais puis la levée des sanctions imposées après 1998 ont mis à mal le régime de non-prolifération.