Le non-dit des lèvres
Pour un trompettiste, les lèvres régulent la pression, créent la vibration. En fait, elles sont la dernière partie d'un système qui commence au niveau du diaphragme.Opinion de Laurent Blondiau
- Publié le 28-07-2002 à 00h00
Laurent Blondiau, trompettiste
Pour un musicien comme pour tout être humain, les lèvres font partie d'un système qui trouve sa base au niveau du diaphragme pour remonter par les poumons, la gorge et la bouche. En fait, elles sont la dernière partie, l'extrémité du tuyau. Avoir conscience de cet aspect des choses est fondamental.
Du point de vue plus spécifique du trompettiste, les lèvres ont un peu la même fonction que l'anche pour le saxophone ou la clarinette: elles régulent la pression, créent la vibration. Pour jouer dans l'aigu, un trompettiste tend ses muscles et rapproche ses lèvres l'une de l'autre. Un son plus grave s'obtient en relâchant. La position des lèvres influe aussi sur la couleur du son, mais tout est lié: les lèvres, la langue et la gorge. La langue est le moteur, elle permet une attaque sèche ou douce. La gorge peut être ouverte ou fermée, elle permet aussi de chanter en jouant de la trompette. On joue sur ces différents paramètres pour avoir des effets sur la musique.
Parfois, les trompettistes ont tendance à mettre de plus en plus de pression sur les lèvres. Ce faisant, on écrase les vaisseaux sanguins. Une mauvaise irrigation entraîne une mauvaise oxygénation et puis fatigue, crampe, sensation de raideur. Moi, j'aime les sons pas trop stridents, je préfère une sonorité mate, ronde, riche en graves. Tom Harrell est un bon exemple, Dave Douglas aussi, dans un autre genre. Cette richesse en graves s'obtient par un bon soutien, le plus bas possible au niveau du diaphragme, et un bon rapport tension-relâchement. La trompette est un instrument très physique, elle nécessite un échauffement préalable, et l'adoption d'une posture correcte de tout le corps.
Personnellement, j'ai fait un peu d'académie, mais ai tout de suite bifurqué vers le jazz. Je n'ai donc pas eu de professeur pour m'apprendre à travailler ce qu'on appelle `le masque´, en vue de trouver les bonnes positions. Tout dépend des intérêts personnels, du but que chacun s'est fixé. Pour interpréter son répertoire, le musicien classique doit avoir beaucoup de pureté sonore. Pour y parvenir, il travaillera différemment d'un jazzman pour lequel il n'est pas très grave d'avoir un peu de crasse dans le son. Dans certains cas, ces scories sont même intéressantes car elles font partie de l'expression.
Ainsi, on parle toujours de l'emplacement idéal de l'embouchure sur les lèvres. Personnellement, je joue avec une position particulière, l'embouchure un peu sur le côté. Chacun a sa propre morphologie, et la position de l'instrument dépend non seulement des lèvres, mais aussi du placement des dents, etc. En fait, plutôt que de s'inquiéter de tel ou tel point précis, je préfère apprendre à sentir, à visualiser ou imager les sensations, à comprendre la physiologie pour mettre un mot sur ces sensations.
Pour tout le monde, les lèvres sont liées à la parole. Elles interviennent dans le processus d'articulation et donc d'expression de l'être humain. Elles ont ainsi un rapport avec le cerveau, mais aussi avec le coeur, notamment par le baiser. Esprit et coeur se retrouvent dans les paroles; ce sont mes paroles qui sortent du pavillon de la trompette sous forme de notes. À l'intersection de la parole et de la musique se trouve le chant. Un musicien raconte quelque chose, surtout en jazz, où l'improvisation occupe une place importante. Un musicien comme Don Cherry était extraordinaire par son esprit de liberté. L'important est alors la beauté de ce que l'on dit. Chet Baker n'avait ni position de l'instrument ou des lèvres, ni technique irréprochables, mais ce qu'il disait était parfait.
© La Libre Belgique 2002
Paul Eluard, poète français: `Adieu tristesse / Bonjour tristesse / Tu n'es pas tout à fait la misère / Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent / Par un sourire´. (extrait de `Bonjour Tristesse´) Proverbe italien: `Baiser de lèvres ne vient pas toujours du coeur´. Jean-Jacques Rousseau, écrivain et philosophe suisse: `Qui de vous n'a pas regretté cet âge où le rire est toujours sur les lèvres...´ Percy Bysshe Shelley, poète anglais: `Les âmes se rencontrent sur les lèvres des amants´. Marcel Proust, écrivain français: `Pour le baiser nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites´, (extrait de `Le côté de Guermantes´). Valtour: `Les imbéciles rient des dents, les simples rient des lèvres, les gens communs rient du ventre, les gens d'esprit rient des yeux, les génies affectent de ne pas rire´. Jean-Jules Richard, romancier français: `Parfois les lèvres prostituent les paroles´, (extrait de `Ville rouge´).