Les animaux ont-ils des droits?

Tous les êtres vivants ont le droit de poursuivre sans entrave leur évolution. Il y va certes de l'intérêt de l'homme, mais aussi de ses responsabilités, de ses obligations, de sa déontologie

MICHEL JANGOUX

Tous les êtres vivants ont le droit de poursuivre sans entrave leur évolution. Il y va certes de l'intérêt de l'homme, mais aussi de ses responsabilités, de ses obligations, de sa déontologie.

Zoologiste, professeur aux Universités de Bruxelles et de Mons.

On m'a récemment posé la question de savoir pourquoi les hommes ont évolué et non les autres espèces. Question absurde diront d'aucuns. Sans doute, mais question spontanée aussi. Elle est en effet la traduction de l'existence d'une échelle de valeur inconsciente et profondément ancrée en chacun de nous où l'homme coiffe les autres mammifères (à qui il prête des attitudes, des réactions, voire des comportements semblables aux siens) et où ces mêmes mammifères l'emportent sur les autres vertébrés, le solde animal (soit plus de 98pc des espèces connues) étant regroupé sous le vocable mou, voire dédaigneux, d'invertébrés.

La fréquente présentation du règne animal au travers d'arbres évolutifs dont la partie haute de la canopée est faite de vertébrés (qui, bien sûr, mènent à l'homme) est elle-même la traduction, scientifique cette fois et heureusement corrigée de nos jours (où l'arbre laisse la place au candélabre), de cet inconscient anthropocentrique. Le message véhiculé était limpide: l'évolution est univoque et sa finalité est l'espèce humaine; les différents patrons organisationnels rencontrés au sein du règne animal ne sont que des étapes conduisant vers l'espèce accomplie. Un tel message est partiellement vrai et doublement erroné. Vrai, car effectivement l'homme et les autres mammifères sont les résultats d'améliorations substantielles de patrons organisationnels plus simples; erroné, car l'évolution n'est pas un processus fini (l'espèce humaine n'est pas accomplie, elle poursuit son évolution), erroné aussi car toutes les espèces contemporaines (qu'il s'agisse d'éponges, de moustiques ou de poissons) sont, à l'image de l'homme, le résultat d'une évolution longue et sophistiquée.

Mais qu'est-ce donc que l'évolution? C'est un processus biologique, parfois très lent et généralement progressif, qui résulte de changements génétiques (issus de mutations aléatoires) pouvant entraîner des adaptations. Celles-ci auront pour conséquence de rendre plus efficaces, si pas plus autonomes, certains individus de certaines espèces (et donc aussi leur descendants), ce qui leur assurera une meilleure capacité à exploiter le milieu extérieur, voire une plus grande aptitude à s'en isoler (ils deviennent alors de moins en moins sensibles aux variations du milieu). L'évolution peut rendre les organismes plus complexes mais pas nécessairement: ainsi celle qui amène à un mode de vie parasitaire - rarement mortel pour l'organisme hébergeant - tendra souvent vers une simplification structurelle, l'hôte infesté participant à la stabilité environnementale requise.

L'évolution a donc affecté toutes les espèces animales et l'homme, animal lui aussi, en est un des produits. Rien cependant ne lui permet de se qualifier d'espèce supérieure, bien qu'il soit clairement spécialisé. En effet, au même titre que nombre d'invertébrés et de vertébrés se caractérisent, par exemple, par leur aptitude au vol, à la nage, au saut, à la course - ou d'autres qui aujourd'hui ont un mode de vie cavernicole, fouisseur, abyssal ou vivent dans les déserts de sable ou de glace -, l'homme se caractérise, lui, par le haut développement de son système nerveux central, lui-même à la base de son développement psychique. Cela se traduit par un comportement adapté devenu prépondérant par rapport au comportement inné (l'homme peut, en effet, modifier son alimentation, se vêtir, modeler son environnement, etc.). Il dispose d'un langage qu'il a exprimé par des sons puis par des lettres, ce qui lui a permis de fixer et de transmettre sa pensée. Comme l'homme est grégaire et social, il profite des activités du groupe, par exemple des inventions de ses ascendants tout en faisant profiter des siennes ses propres descendants. Les acquis successifs se transmettant tout en s'ajoutant (par l'éducation), une civilisation va progressivement s'édifier. Tout cela confère à l'espèce humaine une position dominante (elle peut dès à présent régir son environnement), position qui, si elle devait l'exprimer sans garde-fou, pourrait hélas conduire à l'extinction de bon nombre d'espèces coexistantes, voire à la sienne propre.

Mais revenons à nos moutons et parlons des droits, puisque c'est de cela qu'il s'agit. Clairement, tous les animaux, et par extension tous les êtres vivants, ont un droit biologique patrimonial: ils sont originaires de la planète Terre; ils y ont réalisé l'intégralité de leur histoire évolutive. Certaines espèces se sont éteintes, d'autres sont nos cohabitants planétaires. Quel que soit leur niveau d'organisation (méduse, limace, oursin ou rhinocéros) toutes ont indubitablement le droit d'être là, comme elles ont le droit de poursuivre sans entrave leur évolution. Il y va certes de l'intérêt de l'homme (il utilise bon nombre d'entre elles à des fins variées) mais aussi de ses responsabilités, de ses obligations, de sa déontologie surtout: parce que la vie ne trouve sa pleine mesure et sa pérennité optimale que dans la diversité la plus grande; parce que toutes les espèces ont un parcours biologique parallèle et que, par delà leur niveau de spécialisation et au regard de leur propre aventure évolutive, toutes sont issues d'une histoire semblable. Cela leur confère la même valeur formelle, un statut incontestablement égalitaire (une espèce en vaut une autre lorsqu'il s'agit d'évolution) et le droit imprescriptible à la sauvegarde.

MICHEL JANGOUX

© La Libre Belgique 2002

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