Les vacances
Nouvelle de Michèle ViletDora se trouvait bien dépendante. Quand arriverait-elle à faire des projets seule? A deux mois des vacances, Dora s'affole. Où irait- elle? Trouverait-elle, parmi ses proches, quelqu'un pour l'accompagner? Elle commence à donner des coups de téléphone, à poser, discrètement, des questions: Que fais-tu cet été? Tu as des projets de vacances?
- Publié le 18-07-2002 à 00h00
Nouvelle de Michèle Vilet A deux mois des vacances, Dora s'affole. Où irait- elle? Trouverait-elle, parmi ses proches, quelqu'un pour l'accompagner? Elle commence à donner des coups de téléphone, à poser, discrètement, des questions: Que fais-tu cet été? Tu as des projets de vacances?
Amère, elle entend ses amis évoquer leur prochain voyage: on a loué pour trois semaines en Italie. On part au Brésil. En Roumanie. Au Togo. Ce `on´ voulait dire que le groupe était clos, que ces gens-là avaient, ensemble, organisé leur départ dans la jubilation des enfants qui, un matin de juin, grimpent dans le car pour l'excursion scolaire. Elle ne comptait pas dans ce `on´. Elle aurait pu, sans trop de difficultés, se faire inviter à passer une période - quelques jours, une semaine au plus, pour ne pas peser - avec les uns, avec les autres mais, c'est plus fort qu'elle, elle a peur de se trouver environnée de couples, de familles et de se payer un cafard monstre lorsque, le soir, elle les verrait s'en aller dormir ensemble tandis qu'il lui faudrait regagner toute seule son lit ou sa tente.
Non, éviter les couples! se dit-elle. Ce qu'elle doit faire, c'est se tourner vers ceux qui ne vivent avec personne, les célibataires du moment: Barbara, Georges, Raoul, et aussi Chantal, depuis qu'elle a quitté Sébastien. Mais Barbara ne prend pas de vacances cette année, elle profite de ses congés pour déménager. Georges fait continuellement allusion à sa nouvelle amie toulousaine rencontrée cet hiver. Raoul, c'est Raoul! Le speedé, planifiant tout sur son passage. Avec lui, temps et budget de vacances seraient gérés comme dans une banque, chaque déplacement programmé, sites et monuments passés au crible du Michelin! Quant à Chantal, c'est une attardée des golden sixties. Avec elle, les vacances risquent d'être très chères: elle veut des hôtels douillets, des restaurants pittoresques, la classe, quoi. Ou alors, se tourner vers les `tour-opérateurs´ - si bien nommés - qui opèrent des tours de magie. L'Egypte des 1001 nuits. Sahara vision. Le Nil des rois et des reines. Mercure Coralia palm beach. Pacha golf et beach club. Sofitel winter palace. Départs tous les vendredis. Clubs de remise en forme, sauna, fitness. La magie consiste, bien entendu, à escamoter le pays réel derrière un rideau de luxe et de légende, assimilant ainsi le touriste au Revizor de Gogol. Dora se trouve bien dépendante et s'en exaspère. Quand arrivera-t-elle à prendre des décisions, à faire des projets seule plutôt que d'attendre toujours quelqu'un? Mais rôder dans tous ces endroits - pays, villes, plages, terrasses - sans avoir personne à qui parler! Chez elle, c'est la même chose, mais le cadre, les habitudes la maintiennent dans une sorte de sérénité. Les soins de la maison, les rendez-vous de la semaine - yoga, tennis, piscine -, les coups de téléphone, les visites des enfants qui amènent leurs petits à garder, font, sous son trapèze, un filet rassurant. Ailleurs, s'il lui arrivait quelque chose, qui le saurait? C'est pourquoi, depuis cinq ans, Dora n'est plus partie en vacances.
Pour Nina, c'est tout différent. Dès le début de l'hiver, elle calcule son budget pour savoir si elle pourra aller loin, comprime les dépenses en vue de mettre les voiles dès le premier jour de son long congé d'été. Quand il s'agit de voyager, ses désirs, son imagination, son dynamisme sont sans bornes et on pourrait dire que la couleur de son prochain voyage se répand sur ses activités, ses rencontres, ses lectures de l'année entière. Elle repère dans les prospectus des agences de voyage les offres les plus originales, elle entretient des relations épistolaires avec des amis en Europe centrale ou aux Etats-Unis, les héberge s'ils viennent, est hébergée chez eux si elle passe par là. Il lui arrive de s'embarquer sans autre repère que son Guide du routard vers le Brésil, le Mexique, l'Indonésie. Jamais une invitation ne la laisse indifférente: elle ira chez Raymond et Flora au Pérou, chez Ingrid qui est allée vivre à New York, chez Solange et Pierre à Montréal, au Caire, chez Marc qui se rend régulièrement là-bas pour son commerce d'antiquités et qui connaît l'Egypte comme sa poche.
Elle trouve superbe sa liberté retrouvée. Maintenant que ses enfants sont partis et qu'elle ne vit plus en permanence avec un homme, un champ immense de découvertes s'ouvre devant elle. Elle entretient son anglais, son espagnol pour pouvoir se débrouiller partout, ne s'encombre jamais de valises mais réduit son bagage au contenu d'un sac à dos, tient cachés sur elle son passeport, ses billets de retour, ses traveler chèques. Elle ne s'est jamais fait agresser ni voler. Elle revient au pays les yeux remplis d'images, l'âme palpitante. Lacs, montagnes, forêts, océans. Visages inoubliables, gens de partout croisés dans les gares, les marchés, les rues, le chauffeur de taxi, la marchande de melons, le voyageur, la voyageuse venus, comme elle, d'ailleurs et qu'une conversation, un service rendu enlacent à elle d'un lien de cerf-volant.
Dora et Nina, c'était la même personne. C'était moi.
© La Libre Belgique 2002