L'éthique, une nécessité économique
Il est temps que les entreprises se reposent la question de leur raison d'être, une raison d'être qui doit être créatrice de valeur ajoutée, différenciante et socialement responsable. Il me semble important que nous tentions de ralentir, voire d'inverser cette spirale. Et c'est à chacun, dans la mesure de ses moyens, aussi limités soient-ils, de le faire
- Publié le 15-07-2002 à 00h00
Directeur de l'agence de communication Magnesium
Bien que ma profession soit prioritairement classée dans la catégorie des `communicateurs´ (je dirige une agence de communication), je la définis plutôt comme la création de liens et de valeur ajoutée immatérielle. A ce titre, notre agence étudie régulièrement les relations humaines, les formes des liens qui se tissent entre individus, et nous essayons de comprendre et d'orienter positivement l'impact de ce que nous conseillons et produisons pour nos clients. Dans tous les cas où cela se révèle possible...
Travaillant pour des entreprises commerciales, je suis donc régulièrement confronté à des tensions entre pragmatisme économique (ma société doit faire des affaires profitables pour exister) et quête de sens. A côté de mes questionnements personnels sur le rôle de l'éthique dans ma propre vie, je suis régulièrement interpellé par mon entourage et ce que je vois et lis dans les médias: de plus en plus de gens tristes, déprimés, notamment devant ce qu'ils appellent leur `impuissance devant la pression de Wall Street´ et le vide de leur vie.
Personne ne peut nier qu'aujourd'hui, le financier régit presque tout et que les chiffres sont coupés de leur signification réelle.
Un des points clés par rapport au manque d'éthique dans l'économie réside dans l'attentisme et la déresponsabilisation de trop nombreuses personnes qui attendent que `d'autres´ déclenchent un mouvement correctif. Beaucoup s'insurgent et s'indignent, de préférence devant leur écran de télévision ou entre amis; trop peu prennent en main leurs libertés pour agir et construire. Mais je sais aussi à quel point cela semble difficile.
Il s'agit pourtant non pas d'être à l'extérieur du système en lui reprochant ses faiblesses et notamment son manque d'éthique, mais de se placer dans le système, telle une structure dissipative, pour participer activement, quotidiennement, ne fut-ce que par dose homéopathique, à une évolution positive, pour créer plus de valeur matérielle et immatérielle: des relations mutuellement plus bénéfiques, d'une part, mais aussi de l'argent, d'autre part, et de nombreux exemples existent en ce sens.
On considère habituellement l'économie hors du champ de l'éthique. Or, historiquement, on oublie que l'économie était une branche de l'éthique. Amartya Sen, économiste nobélisé, nous le rappelle: `Dans son `Ethique à Nicomaque´, Aristote établit un lien entre l'économie et les finalités humaines. L'étude de l'économie, bien que liée de façon immédiate à la quête de richesse, est en liaison, à un niveau plus profond, avec d'autres études qui consistent à évaluer et promouvoir des buts plus fondamentaux.´
La raison d'être de l'économie, c'est bien d'améliorer le bien-être de la société, en se concentrant sur l'optimisation des échanges. Le problème, c'est que beaucoup d'économistes d'aujourd'hui sont devenus des autistes, le plus souvent fermés aux enrichissements non moins fondamentaux que les autres sciences humaines peuvent apporter à nos sociétés.
DE SA FONCTION.
Car en fait, que sont les entreprises si ce n'est des organisations créées par des individus pour faciliter leur vie et celle de leur entourage. Intuitivement d'abord, aidé par les économistes ensuite, les hommes ont compris qu'ils créaient plus de bien-être en morcelant le travail et en se spécialisant (c'est une des grandes théories d'Adam Smith, notamment).
La création de la monnaie a permis d'accélérer et d'améliorer le mouvement. C'est l'argent qui a permis de séparer l'individu de sa fonction. A l'origine, le pouvoir appartenait à ceux qui possédaient la terre. Ce pouvoir s'exprimait dans la maîtrise des échanges entre un lieu de vie accompagné de protection et de ressources matérielles (logement, nourriture,...) en échange d'un droit quasiment entier sur l'individu et son travail. La naissance déterminait la fonction. L'individu était, sa vie durant, indissocié de son travail.
L'argent participe donc d'un mouvement global d'émancipation de l'homme (et de la femme). Ce mouvement a vu l'individu commencer à se libérer tour à tour des pouvoirs religieux et des pouvoirs de droit divin, des pouvoirs des patriarches et des nobles, il a vu les femmes se mobiliser pour tenter de se libérer du joug des hommes, les enfants de celui de leurs parents,...
Une libération formidable, mais qui n'est pas sans angoisser l'individu. Hier, il souffrait de névrose et d'hystérie, tiraillé qu'il était entre ses désirs et ses pulsions, d'une part, et les interdits que lui imposaient la morale sociologique et le pouvoir, d'autre part. Aujourd'hui, libéré de ces interdits, il souffre de dépression. Hier, il s'agissait d'obéir à une autorité supérieure; aujourd'hui, la liberté s'accompagne d'un vide: il s'agit de prendre des initiatives individuelles, de réfléchir et d'agir par soi-même. Et l'individu, déstabilisé devant ce vide, ayant perdu tous ses repères autoritaires (politiques, religieux...), en cherche de nouveaux notamment auprès des entreprises et dans la consommation de leurs produits ou services.
L'argent a joué un autre rôle prépondérant dans cette libéralisation de l'individu: il lui a permis de faciliter les échanges de marchandises. Or ceux-ci sont essentiels à la vie de la société. Car les échanges permettent de créer des alliances entre personnes différentes et leur mécanisme permet de mobiliser les différences et les oppositions qu'elles engendrent, en vue d'un mieux-être: la paix, le vivant, l'avenir.
De fait, l'argent n'est jamais qu'un moyen d'échanger. Il n'est pas une finalité en soi. `L'argent ne vaut que par l'usage qu'on en fait.´ Diriger une entreprise en consacrant l'essentiel de son temps à l'étude des résultats financiers, c'est comme conduire une voiture en passant plus de temps à regarder le tableau de bord que la route. Risky business!
Il est temps que les entreprises se reposent la question de leur raison d'être, une raison d'être qui doit être à la fois créatrice de valeur ajoutée, différenciante et socialement responsable. Je pense à cet égard que, comme c'est déjà le cas chez nos voisins anglo-saxons et en France, nos dirigeants d'entreprises feront de plus en plus appel aux sciences humaines et en particulier à la philosophie.
L'économie de marché est, jusqu'à preuve du contraire, le meilleur système pour optimiser l'organisation des échanges entre individus. En dehors de quelques nouvelles formes d'économies qui apparaissent ça et là dans nos sociétés (par exemple, des organisations basées sur le troc), aucun système n'a démontré à ce jour une efficacité qui lui soit supérieure ou même égale. Mais aujourd'hui le marché est roi et face à lui, il n'y a plus aucune opposition.
Pour que l'économie de marché fonctionne à son niveau optimum, il faut qu'elle se développe dans le cadre d'une société adaptée, ce que Alain Minc appelle une `société de marché´. C'est celle-ci qui doit permettre de palier les excès du marché: une société dans laquelle l'éducation et la culture permettent à l'individu de comprendre les limites du marché et d'y résister librement, et dans laquelle des organes prennent en charge non pas le contrôle (car dans ce cas, on revient à un système de répression) mais les régulations et les arbitrages. Car l'économie de marché, sans société de marché, conduit à une `crise de la valeur retirée´.
Que se passe-t-il aujourd'hui dans nos entreprises? La pression financière nous oblige à `soi-disant´ optimiser les structures. Mais concrètement, nous sommes amenés immanquablement à diminuer le temps total consacré par nos collaborateurs à leur travail. La loi de Pareto est omniprésente: avec 20pc de temps de travail, on arrive à 80 pc de résultats. La pression sur les prix et sur les marges est partout. Pour résister à celle-ci, il faut s'organiser différemment. Mais à quel prix tout ceci se fait-il? Au détriment de la réflexion profonde et du sens, au détriment de l'apprentissage et de la formation, au détriment de la qualité tout court, et, en définitive, au détriment de la qualité de vie.
Il me semble important que nous tentions de ralentir, voire d'inverser cette spirale. Et c'est à chacun, dans la mesure de ses moyens, aussi limités soient-ils, de le faire. Il faut absolument remettre du sens dans nos activités respectives. C'est un impératif éthique, mais aussi économique car, tant au niveau des achats que des investissements, le marché lui-même réclame chaque jour davantage... d'éthique.
Pour conclure, je citerais cet encouragement magnifique à la fois à l'action et à la modestie, signée Théodore Monod: `Le peu, le très peu qu'on peut faire, il faut le faire quand même.´
Réflexion tirée d'un discours
© La Libre Belgique 2002