Les Eperons d'or? Mais c'est du belge!
Le soir tombe sur les bords marécageux du Groeninghe Beek. La bataille est finie. Dans l'un et l'autre camp, nul n'a quitté les rangs ni fait de prisonniers. Les vainqueurs ramassent les centaines d'éperons dorés de leurs adversaires tombés au combat...Au Nord, on célèbre le 700e anniversaire de la bataille des Eperons d'or. Au Sud, on l'ignore. Pourtant, à la tête des milices flamandes se trouvaient Gui et Jean... de Namur
- Publié le 09-07-2002 à 00h00
HISTOIRE
Le soir tombe sur les bords marécageux du Groeninghe Beek. La bataille est finie. Dans l'un et l'autre camp, nul n'a quitté les rangs ni fait de prisonniers. Les vainqueurs ramassent les centaines d'éperons dorés de leurs adversaires tombés au combat. Ils iront décorer la voûte de l'église Notre-Dame de Courtrai.
Plus loin, sous les murs de Tournai, des fuyards épuisés et apeurés arrivent, vendant leurs armures au plus offrant pour un peu de pain. Le chroniqueur Gilles li Muisis en a vu beaucoup trembler `d'une frayeur telle qu'ils ne parvenaient pas à porter ce pain à leurs lèvres´.
A la cour de France, la lettre annonçant la nouvelle rend Philippe le Bel fou de rage. A Rome, le pape Boniface VIII se fait réveiller en pleine nuit pour entendre le récit détaillé de l'événement.11 juillet 1302: victoire de la piétaille du plat pays contre l'élite de la chevalerie française. A pratiquement deux contre un - 47600 contre 25000 - le `top´ des pros agissant dans les règles de l'art a mordu la poussière devant une armée populaire brutale, sans instruction ni discipline. Telle est l'image qui s'imposera, mais elle vient un peu d'Epinal et réclame des nuances. Les blindés humains sont d'abord tombés dans le piège des fossés et des marais qui entrecoupent le terrain. Et l'heure de gloire des masses compactes sera de courte durée: on disposera bientôt de l'artillerie pour les disperser.11 juillet 1302: il y a 700 ans. Toute la Flandre s'en souvient ces jours-ci. La date a disparu des échéanciers communautaires mais c'est la fête un peu partout. Malgré ou à cause de cette mobilisation nordiste, la Belgique romane a choisi d'ignorer l'anniversaire, comme s'il ne la concernait pas. Et pourtant...
En ce temps-là, nul n'a entendu parler de la frontière linguistique. A la tête des milices flamandes se sont trouvés Gui et Jean de Namur ainsi que Guillaume de Juliers, fils et petit fils de Gui de Dampierre, lui-même comte de Flandre et de Namur. A leur aide sont venus des corps brabançons sous les ordres de Jean de Cuyck et de Goswin de Goidsenhoven ou Gossoncourt, ainsi qu'un corps du pays de Looz (Henri de Petershem) et un corps luxembourgeois (Henri de Lonchin). Les Français, de leur côté, ont été renforcés par le comte de Hainaut Jean d'Avesnes, qui a une dent contre les Dampierre, et par Godefroid de Brabant, qui n'est ni plus ni moins flamand que les dynastes flandriens mais voit dans la France un contrepoids face à l'Empire. Sur le champ de bataille, on ramasse le corps de Robert d'Artois, fier commandant de l'armée de France, mais aussi celui de Jacques de Châtillon, le gouverneur maladroit, méprisant, détesté, atteint par surcroît de rage taxatoire, contre qui les Brugeois se sont soulevés, mais qui est apparenté aux plus hautes familles de l'aristocratie flamande.
La Belgique, comme bien d'autres futurs Etats d'Europe, est alors une mosaïque de duchés, de comtés, de principautés, de seigneuries... le plus souvent hétérogènes quant aux langues. La principauté de Liège est arrimée à l'Empire germanique dont le Brabant s'est rendu indépendant par la victoire de Woeringen (1288). La Flandre et le Hainaut se trouvent sous l'emprise croissante de la France. Ces différentes entités ont beaucoup plus d'étendue que les provinces qui portent aujourd'hui leur nom. Economiquement, la balance penche vers l'Ouest, enrichi par l'essor du commerce maritime et de l'industrie drapière, d'où les convoitises du `grand frère´ français.
Avec ce dernier, les relations tournent à l'aigre à maintes reprises mais surtout après l'avènement du précité comte Gui de Dampierre en 1278. Si on ne craignait l'anachronisme, on pourrait voir en lui un leader populiste, puisqu'il assied son pouvoir sur le petit peuple artisanal contre l'oligarchie qui contrôle l'administration des cités. Mais il trouve aussi un appui du côté de l'Angleterre qui veille sur les intérêts de ses marchands. C'en est en tout cas plus qu'assez pour que Philippe le Bel, qui n'est pas du genre jovial, décide de débarquer ce vassal indocile, avec les patriciens locaux pour cinquième colonne.
Un conflit social, donc, plus que national. Au parti du comte adhèrent des tisserands, des foulons, des tondeurs de drap... (les Klauwaerts, par allusion aux griffes du Lion), dont les milices sont souvent organisées par métier, portant sur la bannière les insignes de la profession ou son saint patron. Le Roi, pour sa part, se pose en protecteur des rentiers et des marchands (les Leliaerts ou hommes du Lys).
Dans une première phase, la France marque des points, Albion ayant pris le large entre temps. Dampierre est vaincu près de Furnes et interné au château de Compiègne. Une partie de nos provinces est occupée et rattachée à la Couronne en 1301. Mais les baillis du précurseur de l'absolutisme royal font l'unanimité contre eux en s'attaquant à l'autonomie municipale. Une partie du patriciat rejoint les métiers dans l'opposition. Le divide ut regnes, par lequel le voisin du Sud a si longtemps contrôlé nos régions, montre ses limites. Bruges et Gand s'insurgent. Guillaume de Juliers, guerrier surdoué et aussi archidiacre de... Liège, établi la jonction entre les foyers de révolte et fait une entrée triomphale à Bruges. Gui de Namur est accueilli de même à Audenarde, à Courtrai, à Ypres.
Le tisserand Pierre De Coninck, le chevalier zélandais Jean de Renesse, le boucher Jean Breydel animent la fronde. Le nom du premier, arrivé en traduction française (`Pierre de Roi´) à l'oreille des Parisiens, fera croire à ces derniers que les Brugeois veulent couronner un fabricant de tissus.
Un temps, l'ennemi reprend Bruges mais mal lui en prend. Au cours des `Matines´ de mai, les sentinelles françaises sont égorgées ou assassinées. Celles qui se sont mêlées à la foule sont trahies par l'accent avec lequel elles crient `gild en vriend´, `gilde et ami´ (et non `schild en vriend´, cette erreur tenace). Sur les causes s'affronteront longtemps la version française d'un odieux traquenard et la version belge de la légitime défense préventive (massacrer pour ne pas être massacrés). En tout cas, c'est une horreur qui n'épargne pas nombre des patriciens coupables de vouloir rester dans la mouvance française. Et qui gardent Gand sous contrôle, ce qui n'est pas rien.
Reste à livrer la bataille décisive, sous les murs de Courtrai, le 11 juillet. La composition des forces, on l'a dit, ôte tout caractère identitaire à l'affrontement. Le contraste réside entre les nobles de Picardie, d'Artois ou de Flandre qui forment, avec des mercenaires génois et allemands, le gros des troupes de Robert d'Artois, et les fantassins du peuple qui avancent en gros bataillons serrés derrière les Dampierre, même si des gentilshommes s'y trouvent aussi, en plus grand nombre qu'il ne sera admis dans les visions schématiques. `C'était la première fois peut-être, écrira Henri Pirenne, qu'on voyait la démocratie urbaine conduite au combat par des princes féodaux et les aidant à reconquérir leur héritage´. Et d'ajouter que `tout était contraste dans l'armée flamande, où de jeunes princes, élevés à la française et ne parlant que le français, conduisaient au combat une foule d'ouvriers et de paysans dont ils connaissaient à peine la langue´.
Selon le curé brabançon Louis Van Velthem, dont le `Spiegel historiael´ est fondé sur des témoignages de première main, le comte d'Artois a envoyé un homme en reconnaissance avant les premiers engagements: `A son retour, cet homme dit à d'Artois: `Je n'ai vu que des paysans et des tisserands armés; j'ai fait le tour de l'armée et je n'ai vu aucun homme de valeur, à part Guillaume de Juliers, Messire Gui, un jeune chevalier, fils de Gui de Dampierre. Ils se sont postés sans chevaux derrière une rivière. On pourrait les attaquer dans le dos´. Le rapport était erroné. On connaît la suite.
Après les Eperons d'or, quoi? D'autres fortunes et surtout beaucoup d'infortunes militaires, puis la paix d'Athis-sur-Orge, en 1305, qui restitue le pouvoir comtal et les libertés communales tout en accordant Lille, Douai, Béthune, Orchies... au roi de France dont la souveraineté reste ancrée partout. Les Belges, déçus, parleront d'une `paix d'iniquité´. Mais leurs adversaires, traumatisés durablement par Courtrai, cette catastrophe mystérieuse dont ils ne parleront plus qu'à mots couverts (comme d'Alésia naguère), n'ont vu revenir que 3000 hommes sur les quelque 60000 hommes envoyés en campagne dans les Flandres. Le roi Charles VI mangera froid le plat de la vengeance... quatre-vingts ans plus tard, en 1382, quand, victorieux West-Rozebeke, il ira reprendre les éperons toujours fixés à la voûte de l'église Notre-Dame. Et incendier la ville.
De l'épisode de 1302, il demeure surtout une étonnante résonance dans les siècles ultérieurs, marquée bien sûr par les avatars multiples de la mémoire collective qui, dans la tradition orale comme dans les travaux d'érudits, a moins pris en compte, au fil du temps, l'enchevêtrement complexe des données de la lutte. `C'est le romantisme du XIXe siècle qui en fit le mythe fondateur de la nation flamande´ , écrit Luc Beyer dans le livre qu'il vient de consacrer aux francophones de Flandre 1. Cette histoire mythifiée inspira à l'un des phares de la littérature flamande, Hendrik Conscience (1812-1883), son célèbre `Leeuw van Vlaanderen´ qui s'achève sur ces lignes: `Flamand, qui viens de lire ce livre, médite bien les faits glorieux qu'il renferme; songe à ce que la Flandre fut jadis, à ce qu'elle est aujourd'hui, et plus encore à ce qu'elle deviendrait si tu oubliais les saints exemples de tes ancêtres´.
Et aujourd'hui? Les reconstitutions historiques et quelques discours politiques pointus refléteront sans doute encore cette approche. La recherche contemporaine, par contre, campe à des années-lumière et n'hésite plus à affirmer que la dimension nationale flamande, totalement absente de la Guldensporenslag, résulte d'une relecture sublimante de l'événement. Dans le `Standaard´ du 2 juillet dernier, l'historienne Veronique Lambert, de l'Université de Gand, situait l'apparition de cette interprétation dès la génération suivante: `La victoire reçut un caractère collectif: les Flamands qui avaient chassé les Français. L'euphorie qui a suivi la bataille peut être comparée le mieux avec le sentiment qui domine dans le pays après une victoire des Diables Rouges. Tout à coup, nous sommes tous Belges´.
La construction serait donc beaucoup plus ancienne que ne le croit Luc Beyer. Après 1830, elle fut adoptée avec la même ferveur par le nationalisme belge, qui pouvait opposer ce passé héroïque aux visées impérialistes françaises, et par le mouvement flamand naissant qui trouvait un évident plaisir à identifier les Leliaerts aux fransquillons et les Klauwaerts aux flamingants, quitte à oublier ainsi que le patriciat comme le peuple avaient été en réalité très divisés.
Rien de plus symptomatique de la réalité belge que les fêtes choisies par nos entités fédérées. La Communauté française célèbre les journées de Septembre 1830 et la Communauté flamande le triomphe des Eperons d'or. Grand bien leur fasse. Mais comment oublier qu'on a parlé les deux langues - et les dialectes s'en rapprochant -, tant sur les barricades dressées contre les Bataves abhorrés que sur le Groeninghe velt où nos ancêtres donnèrent une raclée au Capétien?
1 `Les Lys de Flandre´, éd. F.-X. de Guibert (nous en rendrons compte en pages `Lire´ du 19 juillet prochain).
© La Libre Belgique 2002