Faire une erreur n'est pas une faute, sauf...
L'erreur fait partie de la vie et n'est dangereuse que dans les situations à risque, telles que créées par nos systèmes techniques trop complexes. Une opinion de Véronique de Keyser.
- Publié le 16-06-2002 à 00h00
L'erreur fait partie de la vie et n'est dangereuse que dans les situations à risque, telles que créées par nos systèmes techniques trop complexes.
Professeur à l'ULg Auteur de `Qui a peur de l'erreur humaine´? (1)
Députée au parlement européen
L'erreur est humaine. C'est du moins ce qu'on disait autrefois. Aujourd'hui on entend davantage: `Vous n'avez pas droit à l'erreur´. Et dès qu'une catastrophe survient - accident d'avion, explosion dans une usine, déraillement de train - les manchettes des journaux affichent, avant même toute enquête, que l'accident est dû à une erreur humaine. En soi ils n'ont certainement pas tort: dans tout accident, il y a presque toujours une ou plusieurs erreurs. Mais c'est aussi banal que de dire qu'il pleut souvent en Belgique. Notre vie quotidienne tout comme l'exercice d'un travail fourmillent d'erreurs. Les pilotes en font en moyenne une dizaine par heure de vol, les anesthésistes en commettent presque autant au cours d'une opération. Mais dans une écrasante majorité des cas, ces erreurs n'ont aucune conséquence: elles sont immédiatement détectées et récupérées, soit par la personne elle-même ou par son entourage, soit encore par des systèmes d'aides techniques. Ces aides prévoient les erreurs les plus habituelles et permettent de les corriger. Ainsi, ceux qui ont manié les premiers ordinateurs ont certainement perdu des informations en fermant un fichier sans penser à enregistrer. Aujourd'hui, un petit message amical - une aide technique - évite cette fausse manoeuvre.
Alors si l'erreur fait partie de la vie, pourquoi ce durcissement, ce changement de ton? C'est que l'invoquer, la dénoncer permet de laisser dans l'ombre les risques latents des situations. Et d'oublier cette évidence: l'erreur n'est dangereuse que dans les situations à risque. Or notre société a développé des systèmes techniques si complexes, qu'ils créent inévitablement des risques. Parce qu'on ne peut plus les comprendre, ni les contrôler complètement. Les machines sont plus performantes, elles tournent plus vite, et récupérer un incident impromptu devient presque impossible. Les organisations changent rapidement, modifient leurs structures, réduisent leurs effectifs mais la charge de travail augmente et les communications en souffrent. Ces facteurs sont une source constante de dysfonctionnement et d'accidents. De plus, la flexibilité fait perdre aux travailleurs leurs repères; l'expérience qui autrefois permettait d'éviter que de petits incidents ne se transforment en catastrophe fait cruellement défaut. Notre société n'est pas prête à remettre en cause les bénéfices que cette complexité, cette rapidité, cette flexibilité croissantes permettent d'engranger. Elle fait donc l'impasse sur leurs effets pervers, et l'erreur humaine est bien commode dès qu'un incident tourne mal et que la presse s'en saisit. On oublie alors la catastrophe était parfaitement prédictible, parce qu'elle avait été annoncée par quantité de signaux d'alarme mais qu'on n'a pas voulu y prêter attention.
Il est plus que temps de briser le tabou du silence. De dédramatiser l'erreur humaine mais d'en parler ouvertement pour la prévenir et la corriger. De dire clairement qu'une société sans risque n'est pas viable mais que le niveau de risque qu'on peut accepter doit être clairement débattu. C'est un enjeu de société. Il faut jouer la carte de la transparence. La recherche de la culpabilité et la prévention ne font pas bon ménage. Quand on cherche un coupable, les bouches se ferment, chacun se renvoie la responsabilité et la prévention piétine. Dans le monde du travail, certains l'ont compris. Ainsi aujourd'hui dans des hôpitaux belges, des anesthésistes se sont engagés dans des expériences pilotes: ils collectent tous les incidents et les erreurs qu'ils commettent, ils en discutent, ils cherchent des parades pour éviter qu'ils ne se reproduisent. Apprendre, à partir de ces erreurs, à éviter un accident futur devient un travail collectif. Il faut, pour engager une telle expérience, une bonne dose de confiance et du courage. Il faut vouloir remettre en cause des habitudes et des comportements, revoir des structures, et parfois modifier des équipements techniques. C'est lourd mais c'est payant.
On aimerait que de telles pratiques s'étendent à d'autres cercles. Il y a des erreurs économiques ou politiques qui mériteraient la même analyse et la même volonté de changement en profondeur. Et lorsqu'un homme politique fait des excuses publiques, méfions-nous. Le coup du pardon est trop facile et participe de la même mystification que la dénonciation de l'erreur humaine. Il clôt le débat alors qu'il faut l'ouvrir. Faire une erreur n'est pas une faute. Ce qui devient une faute, c'est de ne pas tout mettre en oeuvre pour la corriger, neutraliser ses conséquences et éviter qu'elle ne se reproduise. L'enjeu est donc bien clair. Mais lui aussi est payant à long terme.
(1) Véronique De Keyser, `Qui a peur de l'erreur humaine?´, éditions Labor, 2002
© La Libre Belgique 2002