Condamnés à l'oxymoron

Oxymoron... Qu'est-ce donc? Une épice orientale, un coup précis au jeu d'échec, un produit pour traiter le bois, un petit cartilage du genou? Non, l'oxymoron (on dit aussi oxymore ou antilogie) est une figure de style.

LUC DE BRABANDERE

`Crevette géante´, `efficacité administrative´, `verre en plastique´, `capitalisme syndical´, `obscure clarté´... Des expressions étranges qui s'avèrent parfois bien utiles.

Consultant et philosophe

LUC DE BRABANDERE

Oxymoron... Qu'est-ce donc? Une épice orientale, un coup précis au jeu d'échec, un produit pour traiter le bois, un petit cartilage du genou? Non, l'oxymoron (on dit aussi oxymore ou antilogie) est une figure de style.

Elle cristallise un paradoxe en une expression ramassée, alliant deux mots au sens théoriquement incompatible, comme par exemple `mort-vivant´ ou `chaud-froid´. L'oxymoron est plus utilisé qu'on ne le pense et nous n'en sommes même plus conscients quand nous parlons de `crevette géante´ ou de `verre en plastique´. Les mauvaises langues rajouteront à la liste `efficacité administrative´, `service postal´ ou, pour les anglophones, `military intelligence´. Mais est-ce pour rire qu'en France, Nicole Notat parle de `capitalisme syndical´ ?

Car la tentation de l'oxymoron est parfois bien éloignée de la poésie. La `guerre propre´ ou la `frappe chirurgicale´ sont des formules inventées dans le seul but de faire oublier qu'un conflit est nécessairement horrible, affreux, sordide.

La littérature est bien sûr parsemée d'oxymorons. Verlaine parle d' `humide étincelle´, Mallarmé de `pluie stérile´, Corneille d' `obscure clarté´, Balzac de `savant ignorant´ et de `prêtre incrédule´. Gérard de Nerval définit la mélancolie comme un `soleil noir´. Pour Victor Hugo, c'est plutôt un `bonheur triste´ et il pousse le jeu du langage un peu plus loin: la figure de style, la contradiction devient utile! Elle défie la logique et pourtant contribue à clarifier la pensée. L'oxymoron n'est donc pas une impasse, c'est au contraire une invitation à penser plus loin. C'est Boris Cyrulnik qui l'a rappelé il y a quelques années au grand public en intitulant un livre: `Le merveilleux malheur´. Le sujet en est grave: que deviennent vingt ou trente ans plus tard des enfants qui subissent des traumatismes profonds? Une large enquête semble montrer que pour environ un tiers d'entre eux la blessure de la jeunesse devient petit à petit source d'énergie, parce qu'ils cherchent dans leur malheur d'enfant une merveilleuse force. Enfant juif pendant la Deuxième Guerre mondiale, Boris Cyrulnik sait de quoi il parle.

L'oxymoron est ambigu, il n'est pas pour autant en équilibre, car un des deux termes semble vouloir rattraper l'autre. Ce n'est pas une ambivalence comme l'amour et la haine qui peuvent se côtoyer de manière symétrique chez des amants. Ce n'est pas non plus le `double lien´ mis en évidence par l'école de Palo Alto. Sa célèbre injonction `sois spontané´ est là aussi fait de contraires d'égale intensité: l'ordre d'obéir sans attendre les ordres. C'est encore moins le compromis politique des philosophes belges.

Non, le `merveilleux malheur´ est lui de travers, il boite. L'enfant qui reçoit un grand coup se casse en deux. Dans le meilleur des cas, une partie de lui souffre pour toujours et se nécrose, mais l'autre de lui, moins atteint, en voit son énergie redoublée.

Notre éducation nous a donné une bien mauvaise image de l'ambiguïté. La consigne reçue à l'école était claire: il faut l'éliminer. Il y a les amis et les ennemis. C'est l'un ou c'est l'autre. Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. Il faut choisir. Toute la logique d'Aristote ne tient qu'à cette condition. Descartes ne voulait traiter que d'idées claires et distinctes. Malheur au flou, ou pire encore à la contradiction.

Pourtant leur illustre prédécesseur Socrate avait été plus nuancé, il avait même laissé une porte ni ouverte ni fermée pour l'oxymoron. Il ne parle certes pas de `lâcheté téméraire´ ou d' `ignorance intellectuelle´ mais quand on lui demande ce qu'est une vertu, il répond néanmoins qu'elle se situe entre deux extrêmes, dont l'un pêche par insuffisance et l'autre par excès. Que le courage, par exemple, se trouve quelque part entre la lâcheté et la témérité, et que si sagesse il y a, elle est sans doute quelque part entre l'ignorance et l'intellectualisme.

L'oxymoron a besoin de ses deux termes pour exister. Etrangement, il peut alors produire une grande force. Michel-Ange était un perfectionniste qui laissait beaucoup de ses oeuvres inachevées. Plus près de nous, certains sportifs attribuent leur succès à une `concentration détendue´. Bill Clinton a tiré de sa `loyauté infidèle´ un grand pouvoir politique, Bill Gates doit quant à lui son pouvoir économique à une `humble arrogance´ particulièrement subtile. Nous avons tous les défauts de nos qualités. Peut-être faut-il aller un peu plus loin et voir dans nos défauts une partie même de nos qualités.

Par sa dissonance, l'oxymoron percute et l'énergie libérée peut être grande. C'est vrai à titre individuel et à titre collectif. Une organisation efficace est caractérisée par une `souplesse rigide´ et un `réseau hiérarchisé´. Elle recrute uniquement des `jeunes expérimentés´ et pendant l'été, elle organise probablement une `université interne´ consacrée à `la réalité virtuelle´...

Plus globalement encore, les défis de notre société semblent s'inscrire tout entier dans l'oxymoron. Que penser des incroyables possibilités de la biotechnologie? On entend dire qu'elles ne sont ni bonnes, ni mauvaises. Non, il faut les voir comme bonnes ET mauvaises. La loi des affaires est la loi du plus fort, injuste par essence. Pourtant il faut inventer le `commerce équitable´ et l' `investissement éthique´. Les ressources de la planète sont limitées. Pourtant il faut un `développement durable´, même s'il n'y a là objectivement qu'autant de juxtapositions contradictoires.

Sartre nous disait condamnés à être libres. C'était déjà pas mal comme programme. Nous voilà en plus condamnés à l'oxymoron! Alors autant commencer tout de suite: ` Bonne journée´ !

© La Libre Belgique 2002

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