Les raisons du combat américain

Presque sept mois après les attentats du 11 septembre dernier, face-à-face entre 60 intellectuels américains pour la guerre au terrorisme et la défense des valeurs US - les droits de l'homme et la dignité humaine -, et 126 citoyens qui entendent s'opposer à cette folle course à la guerre

Les raisons du combat américain
©Thomas De Coster

Il est parfois nécessaire pour une nation de se défendre par les armes. Parce que la guerre est une affaire sérieuse, entraînant le sacrifice de précieuses vies humaines, la conscience exige que ceux qui la font expriment clairement le raisonnement moral qui sous-tend leurs actes, afin que les parties en présence et le monde entier soient avertis, sans ambiguïtés, des principes qu'ils défendent.

Nous affirmons cinq vérités fondamentales qui s'appliquent à tous les peuples sans distinction:

1. Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité. [Déclaration universelle des droits de l'homme, ONU, article premier.]

2. Le sujet fondamental de la société est lapersonne humaine. Un gouvernement a pour rôle légitime de protéger et d'entretenir les conditions de l'épanouissement humain.

3. Les êtres humains sont naturellement enclins à chercher la vérité sur le sens et les fins dernières de la vie.

4. La liberté d'opinion et la liberté de culte sont des droits inviolables de la personne humaine.

5. Tuer au nom de Dieu est contraire à la foi en Dieu. C'est la plus grande trahison de l'universalité de la foi religieuse.

Nous nous battons pour nous défendre et pour défendre ces principes universels.

Quelles sont les valeurs américaines ?

Depuis le 11 septembre, des millions d'Américains se demandent, mutuellement et à eux-mêmes : pourquoi ? Pourquoi sommes-nous la cible de ces odieuses attaques ? Pourquoi ces gens veulent-ils nous tuer ? Nous reconnaissons que notre nation a parfois fait preuve d'arrogance et d'ignorance envers d'autres sociétés. Notre nation a parfois conduit des politiques mal orientées et injustes. Nous avons trop souvent, en tant que nation, failli à nos propres idéaux. Nous ne pouvons pas imposer des principes moraux à d'autres sociétés si, dans le même temps, nous ne reconnaissons pas nos propres manquements à ces mêmes principes. Nous sommes unanimement convaincus - et sûrs en cela d'être approuvés par tous les hommes de bonne volonté dans le monde - que l'invocation de telle ou telle faute spécifique en matière de politique étrangère ne peut en aucun cas justifier, ni même servir d'argument préalable pour le massacre massif d'innocents.

En outre, dans une démocratie comme la nôtre, où le pouvoir des gouvernants émane du consentement des gouvernés, la politique s'enracine au moins partiellement dans la culture, les valeurs et les priorités de la société dans son ensemble.

Bien que nous ne prétendions pas connaître en profondeur les motivations de nos agresseurs et de leurs sympathisants, ce que nous en savons donne à penser que leurs griefs s'étendent bien au-delà des seules considérations politiques. Après tout, les tueurs du 11 septembre n'ont émis aucune exigence particulière ; en ce sens, on peut dire qu'ils ont tué pour tuer. Le chef d'Al-Qaida a défini les "frappes bénies" du 11 septembre comme des coups portés contre l'Amérique "capitale du monde des infidèles". Il faut donc en déduire que nos agresseurs visent non seulement notre gouvernement mais notre société tout entière, notre mode de vie en général. En réalité, leurs griefs s'adressent fondamentalement non pas à notre gouvernement mais à ce que nous sommes. Alors, que sommes-nous ? Quelles sont nos valeurs ? D'aucuns, y compris de nombreux Américains et notamment plusieurs signataires de cette lettre, considèrent que certaines valeurs américaines sont peu attrayantes, voire nuisibles. Le consumérisme comme mode de vie. La liberté conçue comme une absence de règles. L'idée que l'individu est son propre maître, se façonne lui-même et ne doit rien à personne, ou presque. L'affaiblissement du mariage et de la vie de famille. Sans compter l'énorme réseau de communications et de productions culturelles en tout genre qui glorifie sans relâche ces valeurs, qu'elles soient bien ou mal venues, et les diffuse dans presque tous les coins du monde.

Une lourde tâche nous incombe, à nous Américains, et pas seulement depuis le 11 septembre : nous devons regarder en face, objectivement, ces aspects peu attrayants de notre société et nous efforcer de les améliorer. Nous nous y attelons. Cela dit, l'Amérique propose aussi d'autres valeurs - que nous considérons comme nos idéaux fondateurs et qui définissent plus précisément notre mode de vie -, très différentes des premières et beaucoup plus engageantes, non seulement pour les Américains mais pour les peuples du monde entier. Nous en mentionnerons brièvement quatre.

La première est la conviction que la dignité humaine est un droit inné pour toute personne et que, par conséquent, toute personne doit être traitée comme une fin et non comme un moyen.

Les fondateurs des Etats-Unis, se basant sur la tradition de la loi naturelle autant que sur l'assertion religieuse fondamentale selon laquelle tous les hommes ont été créés à l'image de Dieu, ont posé comme "évidente en soi" la notion d'égale dignité pour tous. L'expression politique la plus nette de cette croyance en une dignité humaine transcendante est la démocratie. Son expression culturelle la plus nette a été, pour les générations récentes aux Etats-Unis, la réactualisation et l'extension du principe d'égale dignité à toutes les personnes indépendamment de leur sexe, de leur race ou couleur de peau.

La 2e conséquence immédiate de la 1re est la conviction qu'il existe des vérités morales universelles (que les fondateurs de notre nation appelèrent "lois de la Nature et de la nature de Dieu") et qu'elles s'appliquent à tous. Les témoignages les plus éloquents de notre fidélité à ces vérités se trouvent dans notre Déclaration d'indépendance, dans le discours d'adieu de George Washington, le discours de Gettysburg et le second discours inaugural d'Abraham Lincoln et la lettre de la prison de Birmingham du Dr Martin Luther King.

La 3e est la conviction que notre connaissance individuelle et collective de la vérité étant imparfaite, les désaccords sur ces valeurs doivent être discutés avec civilité et tolérance sur la foi d'une argumentation raisonnable.

La 4e est la liberté d'opinion et la liberté de culte. Ces libertés intrinsèquement liées sont considérées, dans notre pays et ailleurs, comme un reflet de la dignité humaine fondamentale et comme une condition préalable aux autres libertés individuelles.

Pour nous, ce que ces valeurs ont de plus frappant, c'est qu'elles s'appliquent à tous sans distinction et ne peuvent donc être utilisées pour dénier à qui que ce soit le respect de sa race, de sa langue, de sa mémoire, de sa religion. C'est pourquoi tout le monde peut en principe devenir américain. En principe et dans les faits. Des gens accourent de partout vers notre pays pour, comme le dit une statue dans le port de New York, pouvoir respirer librement et, assez rapidement, deviennent américains. Aucune autre nation dans l'Histoire n'a aussi explicitement forgé son identité - sa Constitution, ses textes fondateurs et même sa propre perception de soi - sur la base des valeurs humaines universelles. Pour nous, ce fait prime tout dans ce pays.

Certains soutiennent que ces valeurs ne sont pas du tout universelles, mais spécifiquement occidentales et notamment chrétiennes. Considérer ces valeurs comme universelles serait, d'après eux, nier le caractère distinctif des autres cultures. [Pour les uns, c'est une façon de condamner ces "autres" cultures, présumées trop attardées ou trop aveuglées par de fausses croyances pour comprendre ce que nous appelons dans cette lettre valeurs humaines universelles ; pour d'autres, c'est une façon de reprendre à leur compte (généralement l'une de) ces cultures présumées indifférentes à ces valeurs. Nous désapprouvons ces deux visions.]

Nous ne sommes pas d'accord. Nous reconnaissons que notre civilisation y est pour beaucoup mais nous croyons que tous les hommes ont été créés égaux. Nous croyons que la liberté humaine est universellement possible et désirable. Nous croyons que certaines vérités morales fondamentales sont reconnues partout dans le monde. Nous approuvons l'assemblée internationale d'éminents philosophes qui, à la fin des années 1940, ont participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU et ont conclu que certaines idées morales sont tellement répandues qu'elles "peuvent être considérées comme inhérentes à la nature de l'homme en tant que membre d'une société".

Avec optimisme, mais rigueur, nous faisons nôtres les propos du Dr Martin Luther King lorsqu'il dit que, si l'arc de l'univers moral est vaste, il s'incurve vers la justice, non seulement pour quelques privilégiés mais pour tous.

Une fois encore, en nous penchant sur notre propre société, force est de constater que de trop nombreuses failles séparent nos idéaux de notre conduite. Mais, Américains en temps de guerre et de crise mondiale, nous tenons à rappeler que le meilleur de ce que nous appelons trop facilement les "valeurs américaines" n'est pas l'apanage de la seule Amérique: c'est l'héritage commun de l'humanité et donc un fondement possible de l'espoir en une communauté mondiale basée sur la paix et la justice.

LA QUESTION DE DIEU

Depuis le 11 septembre, des millions d'Américains se demandent, mutuellement et à eux-mêmes : "Et Dieu dans tout ça ?" Des crises de cette amplitude nous contraignent à revenir sur les premiers principes. Devant l'horreur de ce qui s'est produit, et face au danger de ce qui risque de se produire encore, nombre d'entre nous posent la question : la foi religieuse fait-elle partie de la solution ou du problème ? Les signataires de cette lettre sont issus de diverses traditions religieuses et morales, parfois laïques. Nous sommes unanimement convaincus que l'invocation de Dieu pour tuer ou estropier des êtres humains est immorale et contraire à la foi en Dieu. Nombre d'entre nous croient que nous sommes soumis au jugement de Dieu. Aucun de nous ne croit que Dieu nous ait jamais commandé de nous entre-tuer. En vérité, une telle attitude, qu'on l'appelle "guerre sainte" ou "croisade", est non seulement une violation des principes fondamentaux de la justice mais la négation même de la foi religieuse, puisqu'elle transforme Dieu en une idole au service de desseins humains.

Notre propre nation fut jadis engagée dans une grande guerre de Sécession, où chaque camp pensait que Dieu s'opposait au camp adverse. Dans son second discours inaugural de 1865, le 10e président des Etats-Unis, Abraham Lincoln, a tranché la question: "Les voies du Seigneur sont impénétrables." Ceux qui nous ont attaqués le 11 septembre ont clamé ouvertement qu'ils menaient une guerre sainte. Et beaucoup, parmi ceux qui les soutiennent ou sympathisent avec eux, invoquent de même le nom de Dieu et semblent reprendre à leur compte l'argument de la guerre sainte. Pour comprendre à quel point cette façon de penser est désastreuse, il nous suffit, à nous Américains, de nous rappeler notre propre histoire et celle de l'Occident. Les guerres de religion et le sectarisme chrétien ont déchiré l'Europe pendant près d'un siècle. Aux Etats-Unis aussi, on a vu des tueries perpétrées au moins en partie au nom d'une foi religieuse. A l'égard de ce fléau, aucune civilisation, aucune tradition religieuse n'est sans tache.

La personne humaine est fondamentalement portée vers la recherche du savoir. Evaluer, choisir, déterminer des raisons de chérir ce que nous chérissons, tel est le propre de l'homme. Pourquoi sommes-nous nés ? Qu'adviendra-t-il de nous après notre mort ? Voilà autant de questions, posées par ce besoin intrinsèque de savoir, qui nous amènent à nous interroger sur les fins dernières, notamment sur le problème de Dieu. Certains des signataires de cette lettre pensent que l'homme est par nature "religieux", au sens où chacun, même celui qui ne croit pas en Dieu ou n'adhère à aucune religion révélée, fait des choix essentiels et réfléchit sur les valeurs ultimes. Tous les signataires de cette lettre reconnaissent que la foi et les institutions religieuses sont, ici et là dans le monde, des bases importantes de la société civile, qui ont souvent produit des résultats bénéfiques et apaisants mais ont parfois aussi été des facteurs de division et de violence. Quelles réponses les dirigeants et la société civile peuvent-ils apporter à ces problèmes humains et sociaux fondamentaux? Première possibilité: mettre hors la loi et réprimer la religion. Deuxième possibilité : adopter une idéologie laïque, c'est-à-dire un scepticisme affiché ou une réelle hostilité envers la religion présupposant que la religion, notamment l'expression publique de la conviction religieuse, est par elle-même source de problèmes. Troisième possibilité: la théocratie, c'est-à-dire l'instauration d'une religion unique, prétendue seule vraie religion, imposée à l'ensemble du corps social et donc entièrement financée et réglementée par l'Etat. Nous nous prononçons contre chacune de ces trois réponses. La répression légale porte radicalement atteinte aux libertés publiques, elle est incompatible avec une société démocratique. Bien que l'idéologie laïque semble de plus en plus, dans notre société, emporter l'adhésion des jeunes générations, nous la désapprouvons parce qu'elle vient à l'encontre de la légitimité d'une partie importante de la société civile et tend à nier l'existence de ce que l'on peut considérer avec quelque raison comme une dimension importante de la personne humaine. (...)

Enfin, même si la théocratie a déjà été en usage dans l'histoire de l'Occident (hors Etats-Unis), nous la désapprouvons aussi pour des raisons à la fois sociales et théologiques. Socialement, la religion d'Etat s'oppose à la liberté de culte, un droit de l'homme fondamental. En outre, un contrôle étatique de la religion risque d'exacerber les conflits religieux et, plus grave encore peut-être, de menacer la vitalité et l'authenticité des institutions religieuses. Théologiquement, même pour les fidèles fermement convaincus de la vérité de leur foi, la coercition en matière religieuse est en définitive une violation de la religion elle-même, puisqu'elle prive les autres du droit de répondre librement et dignement à l'invitation du Créateur.

La société américaine, dans ce qu'elle a de meilleur, s'emploie à faire en sorte que foi et liberté aillent de pair, chacune rehaussant l'autre. Nous avons un régime laïque - nos dirigeants politiques ne sont pas des dirigeants religieux - mais notre société est de loin la plus religieuse du monde occidental. Notre nation respecte profondément la liberté et la diversité religieuses, y compris les droits des non-croyants, mais proclame dans ses tribunaux et inscrit sur chacune de ses pièces de monnaie la devise : "In God We Trust." Politiquement, notre séparation de l'Eglise et de l'Etat vise à maintenir la politique dans sa sphère propre, en limitant le pouvoir d'intervention de l'Etat dans les affaires religieuses et en obligeant ainsi le gouvernement à asseoir sa légitimité et ses actes sur des bases morales qu'il n'a pas inventées lui-même. Spirituellement, notre séparation de l'Eglise et de l'Etat permet à la religion d'être religion, en la détachant du pouvoir coercitif du gouvernement. En bref, nous nous efforçons de séparer l'Eglise et l'Etat pour la protection et la vitalité de l'une et de l'autre.

Les croyants américains ont souvent éprouvé quelque difficulté à concilier vérité religieuse et liberté religieuse. La question n'est toujours pas réglée, d'ailleurs. Notre fonctionnement social et constitutionnel requiert, presque par définition, de constants débats, ajustements, délibérations et compromis. C'est le fait, voire la cause, d'un certain tempérament national voulant que les croyants les plus convaincus de la vérité de leur foi respectent, non par compromis mais au nom même de cette foi, ceux qui choisissent une voie différente.

Comment diminuer, au XXIe siècle, la méfiance, la haine et la violence induites par la religion? Les réponses à cette question sont nombreuses, bien sûr, mais en voici toujours une: en approfondissant et en renouvelant notre conception de la religion par la reconnaissance de la liberté religieuse comme droit fondamental pour tous les peuples de toutes les nations.

UNE GUERRE JUSTE?

Nous reconnaissons que toute guerre est terrible et n'est, au fond, que l'expression d'un échec diplomatique. Nous savons aussi que la frontière entre le bien et le mal n'est pas une frontière entre deux nations, encore moins entre deux religions; c'est une ligne de démarcation tracée dans le coeur de chaque être humain. En fin de compte, ceux d'entre nous - juifs, chrétiens, musulmans et autres - qui sont des gens de foi savent très bien que leur devoir, inscrit dans leurs saintes écritures respectives, leur commande d'être miséricordieux et de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la guerre et vivre en paix.

Cependant, la raison et une réflexion morale attentive nous enseignent que, face au mal, la meilleure riposte consiste à y mettre fin. Il arrive que la guerre soit non seulement moralement permise mais moralement nécessaire, pour répondre à d'ignominieuses démonstrations de violence, de haine et d'injustice. C'est le cas aujourd'hui.

L'idée de "guerre juste" s'enracine dans maintes traditions morales laïques et religieuses du monde. Les enseignements juifs, chrétiens et musulmans, par exemple, contiennent tous des réflexions sur la guerre juste. Bien sûr, certains estiment, au nom du réalisme, que la guerre est essentiellement un conflit d'intérêts et réfutent la pertinence de toute analyse morale. Ce n'est pas notre avis. (...)

La déconsidération de la morale face à la guerre est en soi une position morale : celui qui rejette la raison accepte la dérégulation des relations internationales et capitule devant le cynisme. Faire entrer la guerre dans le cadre d'un raisonnement moral objectif, c'est tenter de fonder la société civile et la communauté internationale sur la justice. Les principes de la guerre juste nous enseignent que les guerres d'agression et de conquête ne sont jamais acceptables. On n'a pas le droit de faire la guerre pour la gloire de son pays, pour venger des torts passés, pour conquérir des territoires ou pour quelque autre motif non défensif. La première justification morale de la guerre est la protection de l'innocent contre le mal. Saint Augustin, dont l'ouvrage La Cité de Dieu est une contribution essentielle à la réflexion sur la guerre juste, soutient (faisant écho à Socrate) que, pour le chrétien, il vaut mieux endurer le mal que le commettre. Mais le renoncement à l'autodéfense, qui est un engagement personnel, peut-il être moralement imposé à autrui ? Pour saint Augustin, et pour la plupart des autres tenants de la guerre juste, la réponse est non. Si l'on a la preuve incontestable qu'un recours à la force peut empêcher le massacre d'innocents incapables de se défendre par eux-mêmes, alors le principe moral de l'amour du prochain nous ordonne de recourir à la force.

On ne peut pas légitimement faire la guerre lorsque le danger est minime, douteux, de conséquence incertaine ou peut être vaincu par la négociation, l'appel à la raison, la médiation d'une tierce partie ou autres moyens non violents. [Certains estiment que l'argument du "dernier ressort" dans la théorie de la guerre juste - en substance, l'idée que toute alternative raisonnable et plausible doit être explorée avant de recourir à la force - suppose que le recours aux armes doit être approuvé par une instance internationale reconnue, telle que l'ONU. Cette proposition est problématique. D'abord, c'est une nouveauté : historiquement, l'approbation internationale n'a jamais été considérée par les théoriciens de la guerre juste comme une juste exigence. Ensuite, rien ne prouve qu'une instance internationale comme l'ONU soit la mieux inspirée pour décider quand, et dans quelles conditions, un recours aux armes est justifié, sans oublier que l'effort engagé pour faire appliquer ses décisions compromettrait inévitablement sa mission première qui est humanitaire. Selon un observateur, ancien assistant du secrétaire général de l'ONU, faire de l'ONU "la pâle imitation d'un Etat" afin de "réglementer l'usage de la force" internationalement "serait un projet suicidaire".]

Mais si la menace contre des innocents est réelle et certaine, surtout si l'agresseur est motivé par une hostilité implacable - si son but n'est pas de vous amener à négocier ou même à vous soumettre, mais de vous détruire - alors un usage proportionné de la force est justifié.

Une guerre juste ne peut être menée que par une autorité légitime responsable de l'ordre public. La violence gratuite, opportuniste ou individualiste n'est jamais moralement acceptable. [Dans la théorie de la guerre juste, l'exigence d'une autorité légitime a pour but principal d'empêcher l'anarchie d'une guerre privée menée par des seigneurs de la guerre - une anarchie qu'on rencontre de nos jours dans certaines parties du monde et dont les agresseurs du 11 septembre sont des incarnations représentatives. L'exigence d'une autorité légitime ne peut pas, par ailleurs, et pour diverses raisons, s'appliquer en tant que telle aux guerres d'indépendance nationale ou de succession. D'abord, ces types de conflit ne sont pas internationaux. Ensuite, dans ces conflits, c'est précisément la légitimité publique qui est contestée. Par exemple, dans la guerre d'indépendance consécutive à la fondation des Etats-Unis, les analystes de la guerre juste font souvent remarquer que les colonies rebelles constituaient en elles-mêmes une autorité publique légitime, que ces colonies avaient raisonnablement conclu que le gouvernement britannique était, dans le texte de notre Déclaration d'indépendance, devenu "un obstacle à ces fins" et avait donc cessé d'être une autorité publique compétente. D'ailleurs, même dans le cas où les belligérants ne constituent pas au sens propre une autorité publique reconnue - par exemple le soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 contre l'occupation nazie - l'exigence de l'autorité légitime dans la théorie de la guerre juste n'invalide pas moralement le recours aux armes par ceux qui résistent à l'oppression en cherchant à renverser l'autorité légitime.] Une guerre juste ne peut être menée que contre des combattants. Les tenants de la guerre juste, tout au long de l'histoire et partout dans le monde - qu'ils soient musulmans, juifs, chrétiens, issus d'autres religions ou laïques - ont toujours prôné l'immunité des non-combattants. En d'autres termes, tuer des civils par esprit de vengeance, ou même pour dissuader d'éventuels agresseurs partisans de leur cause, est une faute morale. Bien que, dans certaines circo nstances et dans un cadre donné, on puisse justifier moralement des actions militaires risquant d'entraîner la mort non intentionnelle mais prévisible de non-combattants, il n'est pas moralement acceptable de prendre la mort de non-combattants pour objectif opérationnel d'une action militaire.

Ces principes et d'autres nous enseignent que, chaque fois que des êtres humains envisagent ou livrent une guerre, il est à la fois possible et nécessaire d'affirmer le caractère sacré de la vie humaine et d'adhérer au principe de l'égale dignité de tous les hommes.

Ces principes s'efforcent de préserver et de refléter, même dans la tragédie de la guerre, la vérité morale fondamentale selon laquelle les "autres" - ceux qui nous sont étrangers, qui diffèrent de nous par la race ou la langue, dont la religion peut nous paraître erronée - ont autant que nous le droit de vivre, ont la même dignité humaine et les mêmes droits en général.

Le 11 septembre 2001, un groupe d'individus a délibérément attaqué les Etats-Unis en utilisant des avions détournés comme armes pour tuer en moins de 2 heures plus de 3 000 de nos citoyens à New York, en Pennsylvanie et à Washington. Ceux qui moururent ce jour-là étaient des civils, pas des combattants, et parfaitement inconnus, sauf en tant qu'Américains, de ceux qui les ont tués. Ceux qui moururent en ce matin du 11 septembre furent tués lâchement, au hasard et avec préméditation - c'est-à-dire, en termes juridiques, assassinés. Parmi ces morts, il y avait des gens de toutes races, de diverses ethnies, de presque toutes les religions. Il y avait aussi bien des balayeurs que des chefs d'entreprise.

Les individus qui commirent ses actes n'ont pas agi seuls, ni sans appui, ni pour des raisons inconnues. Ils étaient membres d'un réseau islamiste international sévissant dans une quarantaine de pays, actuellement connu sous le nom d'Al-Qaida. Ce groupe lui-même n'est qu'un bras d'un vaste mouvement islamiste radical qui s'accroît depuis des décennies sous l'oeil bienveillant, parfois même avec le soutien de certains gouvernements, et proclame ouvertement, en montrant qu'il en a les moyens, sa volonté de recourir à l'assassinat pour atteindre ses objectifs. Nous employons les termes "islam" et "islamique" quand nous voulons nous référer à l'une des plus grandes religions du monde, forte d'un milliard deux cents millions d'adeptes environ, parmi lesquels plusieurs millions de citoyens américains, dont certains ont été assassinés le 11 septembre. Il va sans dire - mais disons-le quand même, une fois pour toutes - que la grande majorité des musulmans du monde, guidés dans une large mesure par les enseignements du Coran, sont honnêtes, loyaux et pacifiques. Nous employons les termes "islamisme" et "islamiste radical" pour désigner le mouvement politico-religieux violent, extrémiste et radicalement intolérant qui menace aujourd'hui le monde, y compris le monde musulman.

Ce mouvement violent radical s'oppose non seulement à une certaine politique américaine et occidentale - plusieurs signataires de cette lettre s'y opposent aussi en partie - mais encore au principe fondateur du monde moderne, la tolérance religieuse, ainsi qu'aux droits de l'homme fondamentaux, en particulier la liberté d'opinion et de culte, inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU et qui doivent être la base de toute civilisation orientée vers l'épanouissement de l'homme, la justice et la paix. Ce mouvement extrémiste prétend parler au nom de l'islam, mais trahit les principes islamiques fondamentaux. L'islam est contre les atrocités morales. Ainsi, réfléchissant sur les enseignements du Coran et l'exemple du Prophète, les penseurs musulmans ont professé au fil des siècles que la lutte sur le sentier de Dieu (c'est-à-dire le djihad) interdit de tuer délibérément des non-combattants et stipule qu'une action militaire ne peut être entreprise que sur l'ordre d'une autorité publique légitime.

Ils nous rappellent avec force que l'islam, non moins que le christianisme, le judaïsme et d'autres religions, est menacé et risque d'être dégradé par ces profanateurs qui invoquent le nom de Dieu pour tuer sans discrimination. Derrière les mouvements qui endossent le manteau de la religion, il y a aussi, nous en avons conscience, une dimension politique, sociale et démographique complexe qu'il faut prendre en considération. En même temps, il faut tenir compte de la philosophie, et la philosophie qui anime ce mouvement radical islamiste, dans son mépris de la vie humaine, en concevant le monde comme une lutte à mort entre croyants et incroyants (qu'ils soient musulmans non radicaux, juifs, chrétiens, hindous ou autres), nie clairement l'égale dignité de toutes les personnes et, ce faisant, trahit la religion et rejette le fondement même de la vie civilisée et la possibilité de la paix entre les nations.

Il y a plus grave. Les assassinats massifs du 11 septembre ont démontré, peut-être pour la première fois, que ce mouvement a désormais non seulement le désir clairement affiché mais la capacité technique - avec un accès possible, et la volonté d'en faire usage, aux armes chimiques, biologiques et nucléaires - de ravager massivement et atrocement ses cibles désignées.

Ceux qui ont massacré plus de 3 000 personnes le 11 septembre et qui, de leur propre aveu, ne souhaitent rien plus que de recommencer, constituent un danger clair et réel pour tous les hommes de bonne volonté partout dans le monde, et pas seulement aux Etats-Unis. De tels actes sont un pur exemple d'agression caractérisée contre des vies humaines innocentes, un fléau mondial que seul un recours à la force peut éradiquer.

Des tueurs organisés, infiltrés dans le monde entier, nous menacent tous aujourd'hui. Au nom de la morale universelle, et pleinement conscients des restrictions et exigences de la guerre juste, nous soutenons la décision de notre gouvernement et de notre société d'utiliser contre eux la force armée.

CONCLUSION

Nous nous engageons à faire tout notre possible pour écarter les malencontreuses tentations - arrogance et chauvinisme notamment -auxquelles les nations en guerre semblent si souvent céder. En même temps, nous affirmons solennellement d'une seule voix qu'il est crucial pour notre nation de gagner cette guerre. Nous combattons pour nous défendre, mais nous croyons aussi nous battre pour défendre les principes des droits de l'homme et de la dignité humaine qui sont le plus bel espoir de l'humanité. Un jour, cette guerre finira. Quand nous en serons là - et, à certains égards, même avant - un grand effort de réconciliation nous incombera. Nous espérons que cette guerre, en mettant fin à un fléau mondial, pourra accroître les possibilités de fonder la communauté mondiale sur la justice. Mais nous savons que seuls les pacifistes, ici comme ailleurs, pourront faire en sorte que cette guerre n'aura pas été vaine. Nous voulons nous adresser particulièrement à nos frères et soeurs des sociétés musulmanes. Nous vous disons sans ambages: nous ne sommes pas vos ennemis, mais vos amis. Nous ne devons pas être ennemis. Nous avons trop de points communs. Nous avons tant à faire ensemble. Votre dignité humaine, non moins que la nôtre - votre droit à une belle vie, non moins que le nôtre -, voilà ce pour quoi nous croyons combattre. Nous savons que certains d'entre vous se méfient énormément de nous, et nous savons que nous sommes, nous les Américains, en partie responsables de cette méfiance. Mais nous ne devons pas être ennemis. Nous espérons pouvoir oeuvrer avec vous et tous les hommes de bonne volonté à la construction d'une paix juste et durable.

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Cette lettre a été publiée le 15 février 2002 dans le quotidien français "Le Monde"


La liste complète des signataires Enola Aird, chercheuse rattachée à l'Institute for American Values, dirige le Motherhood Project. John Atlas est le fondateur et le président du National Housing Institute, groupe de réflexion consacré aux problèmes de la pauvreté, du racisme, de l'emploi, de l'éducation. Jay Belsky est professeur et directeur de l'Institute for the Study of Children, Families and Social Issues de Birkbeck College (université de Londres). David Blankenhorn a fondé l'Institute for American Values, dont il est le président. David Bosworth est écrivain. R. Maurice Boyd est pasteur de l'église presbytérienne à New York. Gerard V. Bradley est professeur de droit à l'université de Notre-Dame (Illinois). Margaret F. Brinig est professeur de droit à l'université de l'Iowa. Allan Carlson est président du Howard Center for Family, Religion and Society. Khalid Duràn est rédacteur en chef de la revue Transislam Magazine. Paul Ekman est professeur de psychologie au département de psychiatrie à l'université de Californie (San Francisco). Jean Bethke Elshtain est professeur d'éthique sociale et politique à l'université de Chicago, elle écrit régulièrement dans The New Republic. Amitai Etzioni est professeur de sociologie à l'université George-Washington. Hillel Fradkin est le président de l'Ethics and Public Policy Center. Samuel G. Freedman, ancien reporter au New-York Times, est professeur à l'école de journalisme de l'université Columbia. Francis Fukuyama est professeur d'économie politique internationale à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies. William A. Galston, spécialiste de théorie politique, est professeur à la School of Public Affairs de l'université du Maryland. Il a fait partie de la première administration Clinton. Claire Gaudiani, ancienne présidente du Connecticut College, est directrice de recherche à la faculté de droit de Yale. Robert P. George est professeur de jurisprudence et de science politique à l'université de Princeton. Neil Gilbert est professeur de sciences sociales à l'université de Californie (Berkeley). Mary Ann Glendon est professeur de droit à la faculté de droit de l'université Harvard. Norval D. Glenn est professeur de sociologie et d'études américaines à l'université du Texas (Austin). Os Guinness est essayiste. David Gutmann est professeur émérite de psychiatrie à Northwestern University. Kevin Hasson préside le Becket Fund pour la liberté religieuse. Sylvia Ann Hewlett est membre de la National Parenting Association. James Davison Hunter est professeur de sociologie et d'études religieuses à l'université de Virginie. Samuel Huntington est professeur de sciences politiques à l'université Harvard. Byron Johnson est directeur du centre de recherche sur la religion et la société civile urbaine à l'université de Pennsylvanie. James Turner Johnson est professeur de religion à l'université Rutgers (New Jersey). John Kelsay est professeur de religion à l'université d'Etat de Floride. Diane Knippers est présidente de l'Institute on Religion and Democracy. Thomas C. Kohler est professeur de droit à la faculté de droit du Boston College. Glenn C. Loury est professeur d'économie à l'université de Boston. Harvey C. Mansfield est professeur de sciences politiques à l'université Harvard. Will Marshall est l'un des fondateurs et le président du Progressive Policy Institute (Washington), créé en 1989, qui a été qualifié de "boîte à idées de Bill Clinton". Richard J. Mouw est professeur de philosophie chrétienne et président du Fuller Theological Seminary. Daniel Patrick Moynihan, ancien sénateur de New York, est professeur à l'université de Syracuse (Etat de New York). John E. Murray Jr. est professeur de droit à l'université Duquesne (Pennsylvanie). Michael Novak est membre de l'American Enterprise Institute. Val J. Peter est le directeur exécutif de Boys and Girls Town. David Popenoe est professeur de sociologie à l'université Rutgers (New Jersey). Robert D. Putnam est professeur de sciences politiques à l'université Harvard. Gloria G. Rodriguez est fondatrice et présidente d'Avance. Robert Royal est président du Faith and Reason Institute. Nina Shea est directrice de la Maison de la liberté du Centre pour la liberté religieuse. Fred Siegel est professeur d'histoire. Theda Skocpol est professeur de sociologie à l'université Harvard. Katherine Shaw Spaht est professeur de droit à l'université d'Etat de Louisiane. Max L. Stackhouse est professeur d'éthique chrétienne au séminaire théologique de Princeton. William Tell Jr. est membre de la Fondation William et Karen Tell. Maris A. Vinovski est professeur d'histoire et de sciences politiques à l'université du Michigan. Paul C. Vitz est professeur de psychologie à l'université de New York. Michael Walzer est professeur à l'Institute for Advanced Study de Princeton. George Weigel est chercheur (Ethics and Public Policy Center). Charles Wilson est directeur du centre d'études pour la culture sudiste à l'université du Mississippi. James Q. Wilson est professeur émérite de management et de science politique à l'université de Californie (Los Angeles). John Witte Jr. est professeur de droit et d'éthique à la faculté de droit de l'université Emory (Géorgie). Christopher Wolfe est professeur de sciences politiques à l'université Marquette (Wisconsin). Daniel Yankelovich est président de Public Agenda.

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