Poseurs de bombes
La nuit, leurs chats sont de toutes les couleurs. Mais pas gris. Et s'il y a une explosion, ce sera de couleurs. Les champions de l'aérosol sont décriés. Toujours sur la corde. Taxés de vandales par les uns et reconnus comme artistes par les autres. La galaxie de ces gentils terroristes intrigue. Alors, haro sur les bombeurs?
- Publié le 28-03-2002 à 00h00
Vandale: n.m., destructeur brutal, ignorant. Le vandale a tendance à détruire stupidement, à détériorer, par ignorance, des oeuvres d'art. Par ext. Actes de vandalisme commis contre des équipements publics. ` Le beau badigeonnage jaune dont nos vandales archevêques ont barbouillé leur cathédrale. ´ (Hugo).
Accrochez-vous, il va y avoir du sport. La virée nocturne passe au technicolor. Inutile de se lancer dans une activité picturale illicite sans un solide jeu de jambes. Entendez courir vite, très vite. ` Note ça, souffle-t-il excité: c'était en Espagne, on était à deux, en pleine après-midi, on peignait un train à grande vitesse dans un dépôt quand on a vu arriver une locomotive pleine à craquer de cheminots, droit sur nous. On a piqué une de ces pointes, mais ils nous ont suivis. Un des types gagnait du terrain, il nous rattrapait. Et à la seconde où il allait me mettre la main dessus, il est tombé. Quel bol! ´
La peinture a eu ses surréalistes, ses impressionnistes et ses cubistes. L'aérosol a ses tagueurs et ses graffeurs. Pas monolithique le mouvement. Et si un tagueur n'est pas un graffeur, l'inverse est possible.
Côté tags, on retrouve souvent des acharnés, dans la plus pure tradition vandale. Ils signent à tout-va, n'hésitant pas à l'occasion, à graver vitres et compagnie. Le jeu de piste du tagueur se passe essentiellement en ville. Le tagueur parisien `O'Clock´ synthétisait net (1) : ` Je suis satisfait quand je rentre chez moi et que mes marqueurs sont vides (...) je prends mon pied en vandalisant, pas en restant 3 heures pour faire des trucs propres! Je peux mettre 20 tags côte à côte sur le même mur si c'est joli. Un tag c'est pas simplement une signature, c'est quelque chose de vivant et à chaque fois que je tague, j'essaie de faire un tag qui colle au support.´
Lascaux a eu ses graffeurs. Qu'ils s'attaquent aux trains, aux métros, aux murs ou aux panneaux d'autoroutes, un seul point commun: leurs peintures se retrouvent sur des supports qui n'avaient pas été conçus à cet effet. Alliant la revendication et l'humour féroce, maniant le second degré comme une arme, leurs dessins sont travaillés et ne doivent rien au hasard. `On ne se pointe pas comme des guignols devant un mur et puis hop!´ De l'organisation donc, pour justement éviter d'avoir à bâcler. Sus à l'improvisation. Etude scrupuleuse du terrain et du support à peindre, art du camouflage et effort physique. Esprit para, es-tu là?
D'où viennent-ils? `Pas de New York. Le graffiti n'a plus grand-chose à voir avec le milieu hip-hop. On ne chante pas. Il est temps de faire la différence. On ne veut pas d'étiquette, on peint, c'est tout.´ Ceux qui retournaient déjà leur casquette en lançant des `Yo´ à tue-tête peuvent se rasseoir. De même, `On n'est pas obligé d'être banlieusard pour graffer, de plus en plus de bombeurs viennent de la campagne.´ Les écoles artistiques, longtemps considérées comme des centres de formation pour ce type de peintres, semblent avoir perdu l'exclusivité. Les autodidactes ont gagné du terrain.
Quand ils peignent, ils le font en groupe car `c'est plus marrant que de galérer tout seul.´ En Belgique, on dénombrerait une grosse dizaine de groupes réellement actifs sur les trains et autres objets roulants identifiés. Mais pas réellement de groupes de vandales. Pourtant dans le microcosme du graffiti belge le jeu de la concurrence joue à fond entre les différents groupes (prononcez `crew´). `Il faut garder à l'esprit que nous sommes dans un petit pays, que les lignes sont petites et que l'on arrive rapidement à saturation.´
La Belgique est sous les bombes mais elle est encore loin des assauts colorés subis ailleurs. On se creuse pour faire l'Europe et le peuple des graffeurs, lui, est déjà fédéré. Pas de scepticisme, juste de la mobilité à tout crin et de la joyeuse `déconne´, parce qu' `un graffeur qui ne bouge plus est un graffeur fini´. Donc l'Europe du graffiti existe et elle a ses `Mecque´: Barcelone, Paris, Rome, Toulouse, Oslo, Stockholm ou Bâle. Les réseaux transeuropéens tissés sont denses et marchent à la confiance. `Quand on bouge à l'étranger, on rencontre des gens avec qui on se lie et que l'on revoit par la suite. Bouger, c'est peindre sur de nouveaux supports, expérimenter de nouvelles cibles et techniques. C'est un processus d'influence réciproque. C'est terrible de se retrouver dans un autre pays et de tomber sur des gens qui ont les mêmes motivations que toi.´ Avis aux amateurs: ce programme Erasmus est uniquement accessible aux accrocs de la couleur en spray.
L'Europe cartonne. Et sorti du Vieux Contient, la plaine devient morne. Un vrai désert: `Il y a peut être cinq ou six graffeurs en Afrique, idem en Amérique latine. Il y en a quelques-uns au Japon et si tout le mouvement est parti des USA, aujourd'hui ils ne sont plus vraiment dans la course. Ils ne peignent que sur des trains de marchandise.´ L'Oncle Sam a perdu le monopole du spray.
Partie intégrante du mouvement graffiti, les magazines spécialisés font plein feu sur la culture de l'ombre. Pour beaucoup de graffeurs, figurer dans un magazine est un accomplissement. La reconnaissance des pairs. Olivier Jacquet est fondateur de `Graff It!´, magazine français spécialisé dans les arts urbains: `On tire à 30 000 exemplaires, le temps du fanzine distribué sous le manteau est loin´, annonce-t-il. `Voir ses oeuvres dans les magazines, ce n'est pas forcément l'aspiration de tous. Beaucoup graffent pour eux-mêmes et ne recherchent que leur plaisir. Je pense que nous avons avant tout une fonction d'archivage. Nous sommes le reflet de ces arts de rue, on recense sans jugement en essayant d'être représentatif dans notre sélection. Je réfute ces accusations d'incitation à graffer qu'on nous colle sur le dos. Il s'agit d'une culture à part entière avec ces différentes facettes qui vont du pur vandalisme jusqu'au graffiti sur commande. C'est un formidable moyen d'expression.´
Tant que le montant des dégâts occasionnés explosera de nouveaux plafonds chaque année, il pleuvra des coups durs au royaume du graffiti. `La répression devient vraiment sévère´, notent-ils dépités. Les sanctions s'alourdissent et les bombes ont été mises en berne. `C'est vraiment chaud de sortir graffer maintenant. On n'est pas inconscient et on sait que plus on bombe, plus on risque de passer un mauvais moment si on se fait serrer.´
A la SNCB, cible favorite des graffeurs, on n'affiche pourtant pas le profil radical que l'on aurait été en droit d'attendre. `Nous reconnaissons une certaine forme d'art que nous essayons d'ailleurs d'encourager via des initiatives telles que Recycl'Art (2) . Mais quand cela verse dans le vandalisme, c'est autre chose. Au niveau des chiffres, c'est sûr qu'il y a eu une nette augmentation. En 1998, ce sont 320 procès verbaux qui ont été dressés pour un montant de l'ordre de 22 millions FB (545 345€, NdlR) alors qu'en l'an 2000 on a verbalisé 523 fois pour des cas de graffiti, dont de nombreuses fois contre X, et le montant des dégâts s'élevait à 42 millions FB (1 041 152€, NdlR) . Quand on prend des tagueurs sur le fait, on essaie de privilégier l'arrangement à l'amiable et donc le nettoyage s'il y a moyen, mais s'il s'agit de récidivistes... On essaie aussi divers enduits pour protéger les trains, mais il n'existe pas de produit miracle.´
La rhétorique est bien huilée. Elle prétend que l'insécurité gagne avec le graffiti. Hurlements indignés: `En quoi un peu de couleur bien placée ajoute-t-elle au sentiment d'insécurité? On sait que ce qu'on fait coûte à la société, donc c'est normal que l'on répare. Mais de là à nous mettre en prison! Les TIG (travaux d'intérêt généraux, NdlR) ont la moins mauvaise des solutions.´
Les vrais accrocs de l'aérosol sont dur à la décroche, quand ils arrêtent et raccrochent les bombes, c'est souvent pour rebondir ailleurs: graphisme (cfr. Keith Harring) et design, stylisme ou encore l'Internet qui s'impose progressivement comme un outil imparable pour la diffusion des photos. `Bosser la journée dans un bureau et graffer le soir, c'est faisable, mais c'est rare. Quand tu as trop à perdre, ce n'est plus la même chose.´
`On est souvent considérés comme des vandales, mais on ne se conçoit pas comme ça. On ne peint pas pour emmerder les gens. C'est du registre de la performance. Risque, adrénaline, effort physique et créativité.´ Est-ce de l'art? `L'artiste a rarement les flics aux fesses. Et puis de toute façon, c'est pas à nous de décider si c'est de l'art ou pas.´
Artiste: n. et adj., personne qui se voue à l'expression du beau, pratique les beaux-arts, l'art. Créateur d'une oeuvre d'art; d'une oeuvre plastique. `Les grands artistes n'ont pas de patrie.´ (Musset)
1. Xplicit Grafx, Volume 2, Issue 2
2. Web http://www.recyclart.be/fr/index.html
© La Libre Belgique 2002