`L'Union européenne est assez démunie´
La montée du populisme s'explique notamment par l'affaiblissement des clivages traditionnels, déclare Yves Mény. `Peut-être qu'un nouveau clivage qui apparaîtra sera celui entre pro-européens et antieuropéens
- Publié le 06-03-2002 à 00h00
ENTRETIEN
Président de l'Institut universitaire européen de Florence, Yves Mény est notamment coauteur d'un livre consacré au populisme et aux démocraties.(*) Nous l'avons interrogé.
Comment expliquez-vous la montée du populisme, voire de l'extrémisme en Europe?
Dans beaucoup de pays européens, jusqu'à une époque très récente, les partis politiques étaient organisés sur la base de clivages économiques, sociaux, religieux ou ethniques, relativement stables depuis un siècle. La Belgique est un cas extrêmement clair, avec une division entre socialistes et catholiques, entre Wallons et Flamands; en Italie, le clivage se faisait entre communistes et démocrates-chrétiens; en Grande-Bretagne, c'est un clivage de classes, conservateurs contre travaillistes. Ces clivages traditionnels se sont, pour la plupart, largement émoussés. Le seul qui résiste - mais de façon très variable selon les pays - ou réapparaît est le clivage linguistique ou ethnique. L'axe politique gauche-droite s'estompe aussi et tout cela contribue à rendre de l'autonomie aux individus qui, auparavant, étaient encadrés par les grandes familles et principes politiques. Il faut ajouter à cela des phénomènes comme la chute du mur de Berlin et la disparition du communisme - comme force contraignant des gens pas forcément d'accord entre eux à s'unir face à l'ennemi -, ou la globalisation, la libéralisation ou les phénomènes d'européanisation. Nous sommes dans une phase de transition dans laquelle les gens ont perdu leur identité et sont à la recherche de nouvelles identités, que ce soit sur le plan personnel ou sur le plan collectif. De nouvelles élites émergent, et promettent des solutions simples à des problèmes difficiles. Des personnages politiques qui proposent de balayer les écuries d'Augias, de remplacer les vieilles élites ou d'apporter des idées nouvelles séduisent des franges assez importantes d'un électorat déboussolé.
Est-ce dangereux pour la démocratie?
Ça peut l'être, en effet. Un pouvoir entièrement populaire peut être dangereux, parce que le peuple ou les représentants du peuple, s'ils ont trop de pouvoir, peuvent en abuser. Tout un ensemble de règles et de structures - l'Etat de droit, les cours constitutionnelles, les banques centrales indépendantes, les autorités de régulation, etc.- visant à encadrer en quelque sorte les pulsions populaires - s'est donc développé en Europe et aux Etats-Unis. La charte des droits fondamentaux, que l'Union a adoptée en 2000, n'a pas de force juridique, mais elle deviendra de plus en plus un cadre contraignant qui empêchera certains mouvements politiques d'obtenir ce qu'ils veulent. Ils ne pourront par exemple pas chasser les immigrés comme s'ils étaient du bétail.
L'Union a quand même l'air désarmée face à ces poussées d'extrémisme...
Elle est assez démunie parce qu'elle n'est pas encore dans une situation dramatique et complètement antidémocratique. La meilleure solution pour l'Europe est probablement de lancer des avertissements, de dire ce en quoi elle croit, mais pas, pour l'instant, de prendre des sanctions qui se révéleraient contre-productives. C'est par conséquent par le développement des droits fondamentaux et par leur application juridictionnelle que l'Europe empêchera un certain nombre de dérives. Mais il faut penser qu'elle sera de plus en plus confrontée à ce type de problèmes.
Avec les Etats candidats notamment?
On peut imaginer qu'il y aura de nombreux problèmes de protection des minorités. L'Europe a déjà permis non pas de résoudre le problème mais, en tout cas, d'empêcher qu'il ne devienne grave, parce que les Etats savent que, s'ils ne traitent pas bien leurs minorités, ils ne pourront pas entrer dans l'Union. A mon avis, le problème sera plus sérieux quand ces pays deviendront membres. Là, ils pourront se permettre éventuellement des abus ou des excès vis-à-vis desquels l'Union risque d'être très désarmée. L'idée du vice-président (de la convention européenne), Giuliano Amato, de permettre un droit à la sécession me paraît juste. Il faudra mettre, de plus en plus, un certain nombre d'Etats au pied du mur. Il s'agit de choisir entre être dedans, avec toutes les règles du jeu que cela comporte, ou être dehors, mais on ne pourra pas avoir un pied dedans, un pied dehors.
Tous les mécontents ne se réfugient pas dans l'extrémisme...
Les mouvements canalisant beaucoup de mécontentements peuvent prendre des formes plus respectables. En France, vous avez Jean-Pierre Chevènement, qui canalise toutes sortes d'insatisfactions, à gauche comme à droite. Dans une situation de flottement généralisé des idées, des valeurs, des principes, des clivages, les hommes perçus comme providentiels peuvent avoir des succès momentanés. Le terrain est assez mobile et nous sommes dans une phase de stabilisation. Nous avons perdu les vieux clivages et nous n'avons pas encore les nouveaux. Peut-être qu'un nouveau clivage qui apparaîtra en Europe sera celui entre fédéralistes et antifédéralistes, entre pro-européens et antieuropéens.
(*) Yves Mény et Yves Surel, `Par le peuple, pour le peuple´, éd. Fayard, 2000.
© La Libre Belgique 2002