Les écrivains opposants (4/4): Asli Erdogan, romancière en sursis
- Publié le 21-07-2017 à 10h06
- Mis à jour le 21-07-2017 à 10h08
Dissidents, opposants ou militants, ils trempent leur plume dans l’indignation, pour mettre en lumière les travers de leur pays, fustiger les politiques ou dénoncer les injustices. Quitte à risquer l’opprobre, la mise à l’index ou, pis, l’enfermement.
L’écrivain chinois Liu Xiaobo , décédé la semaine dernière, fut un exemple des plus emblématiques de ces écrivains défendant une cause. "La Libre" vous propose les portraits de quatre autres voix littéraires engagées.
Ce vendredi, la romancière turque Asli Erdogan, porte-voix des minorités opprimées.
Terrorisés par les purges menées par le pouvoir, les intellectuels, journalistes et artistes turcs savent désormais que la case prison les attend à la moindre expression désobligeante.
Le pianiste Fazil Say l’a appris à ses dépens après avoir raillé le " paradis islamique " dans des tweets. Les journalistes Can Dündar et Erdem Gül de "Cumhuriyet", pour avoir révélé que les services secrets turcs du MIT livraient des armes à la rébellion syrienne. Le président turc d’Amnesty international Taner Kiliç, pour avoir défendu les dizaines de milliers de fonctionnaires et d’universitaires qui ont été limogés ou incarcérés dans une purge sans précédent depuis les années 60.
Et puis il y a Asli Erdogan, cette romancière et militante des droits de l’homme dont les nuits sont sans sommeil depuis une incarcération de plus de quatre mois dans la prison des femmes de Bakirköy à Istanbul. Elle a été inculpée en même temps qu’une linguiste de 70 ans, Necmiye Alpay, qui ressemble plus à une sympathique mamy qu’à une dangereuse terroriste. Depuis le 22 juin, les deux femmes sont théoriquement libres de voyager à l’étranger, mais leurs passeports ont été confisqués.
Tout ce que la Turquie compte d’intellectuels libéraux et de gauche subit de plein fouet la purge menée par le président Erdogan après la tentative de putsch avortée des 15 et 16 juillet 2015. Allié à l’extrême droite nationaliste turque du MHP, le parti au pouvoir, l’AKP, a profité de l’échec d’une poignée de militaires pour mettre le pays au pas, préparer un régime présidentiel fort et conservateur et peut-être, remplacer l’héritage laïc d’Atatürk par un agenda islamiste. "A ma sortie de prison, un seul quotidien turc m’a accordé une interview, alors que plus de cents médias du monde entier m’ont sollicitée", soulignait Asli Erdogan une interview à "La Libre Belgique", publiée le 9 mai dernier.
Son crime ? Avoir soutenu les Kurdes
Asli Erdogan n’est pas kurde et n’en parle pas la langue. Pourtant, c’est pour avoir soutenu la cause de cette communauté importante de Turquie, qu’elle a été détenue en 2016, puis relâchée après de nombreuses protestations internationales.
Le crime de la romancière ? Avoir publié une chronique dans le journal prokurde "Ozgür Gündem". Loin d’être un média de masse, ce quotidien avait déjà subi dans les années 90, sous un autre gouvernement, des perquisitions et des arrestations. La purge actuelle s’amplifiant, il a fini par être vendu sous la main, dans les arrière- boutiques. Les autorités l’ont fermé en octobre 2016 par un décret-loi. Il survit sur le Web.
Dans ses chroniques, Asli Erdogan prend le parti de parler des victimes de la répression, de la guerre, du crime et prend soin de ne jamais évoquer les mots qui pourraient titiller le censeur : pas de trace du PKK, le parti indépendantiste et militarisé kurde; Hrant Dink, le journaliste turc d’origine arménienne tué par un jeune nationaliste en 2007, n’apparaît que sous son prénom.
Pourtant, la justice lui reproche trois chefs d’accusation : "propagande en faveur d’une organisation terroriste", "appartenance à une organisation terroriste", "incitation au désordre".
Femme forte et bohème, qui passe ses nuits d’écriture à force de tabac et d’antalgiques pour calmer une douleur aux cervicales, Asli Erdogan est née à Istanbul le 8 mars 1967 d’un père circassien et d’une mère intellectuelle originaire de Salonique, tous deux victimes de purges précédentes. "Sa famille est typique de cette classe moyenne édu quée d’Istanbul que l’AKP n’aime pas beaucoup, notamment depuis les événements de Gezi", explique Timoun Muhidine, directeur de collection chez son éditeur, Actes Sud. Elle se prédestinait à la physique nucléaire, sera même la première étudiante turque au Centre européen de recherche nucléaire (Cern) de Genève, avant d’entamer un doctorat à Rio de Janeiro, puis de devenir une écrivaine en 1996, de retour au pays.
On lui doit des livres comme "Le Mandarin miraculeux", "Le bâtiment de Pierre" et des chroniques dans le quotidien de gauche "Radikal", qui a mis la clé sous la porte, pour des raisons financières, en mars 2016. Actes Sud publiera bientôt son premier roman - " L’homme coquillage " - dans lequel, déçue par le milieu scientifique, elle explique pourquoi elle s’est tournée vers la littérature.
Pour elle, "la parole constitue une résistance et une résurrection", fait-elle dire le 9 mai dernier lorsque le prix de l’European Culturel Foundation lui est décerné, en son absence. "J’ai consacré ma vie d’écrivain à formuler la blessure, le vide et la victime. C’est pourquoi je dédie mon prix aux cris silencieux de toutes les victimes, celles aussi qui se cachent en nous. Sans leurs hurlements et leurs récits, notre parole et donc notre monde serait encore plus privé de sens."
Un procès qui n’en finit pas
Son jugement a été reporté au 31 octobre. Les procès sont très souvent reportés en Turquie, laissant planer une épée de Damoclès sur l’inculpé. Mardi, le procès de quatre universitaires "pour la paix" dans le Kurdistan turc a été postposé une nouvelle fois, l’accusation n’étant pas prête. L’audience n’a duré qu’un quart d’heure.