Ernest Pignon-Ernest, le pionnier du street Art
A Nice, le Mamac rend hommage à un artiste précurseur et engagé. 400 dessins, études et photos retracent un parcours d'art urbain de 50 ans. A sa façon, Ernest Pignon-Ernest a tracé la voie qu'emprunte désormais Banksy.
- Publié le 29-08-2016 à 15h22
- Mis à jour le 10-11-2020 à 11h51
A Nice, le Mamac rend hommage à un artiste précurseur et engagé. 400 dessins, études et photos retracent un parcours d'art urbain de 50 ans. A sa façon, Ernest Pignon-Ernest a tracé la voie qu'emprunte désormais Banksy.
Décrypter l’histoire et réveiller les consciences
Né en 1942 à Nice, Ernest Pignon-Ernest en a vu du et des pays depuis qu’il colle en franc-tireur ses grandes sérigraphies sur les murs des villes du monde entier !
Peintre à ses débuts, il a vite délaissé toiles, brosses et couleurs au profit de dessins superbement musclés et vivants. Rebelle aux pensées populistes et triomphalistes, il a, dès le départ, embrassé des causes que la vox populi n’avalisait généralement pas.
Il a peint et dessiné des affiches contre la guerre au Vietnam, soutenu le théâtre politique d’André Benedetto figure contestataire du Festival d’Avignon dans les années soixante, illustré les combats de la chanteuse Colette Magny, ceux de Francesca Solleville, et Jean Ferrat fut son ami.
Le ver était, comme on dit dans le fruit et, nonobstant une bonhomie souriante et conviviale, Pignon-Ernest embrassa tôt les causes perdues mais indispensables à la survie des hommes de cœur : il empoigna le taureau par les cornes en marquant de son empreinte des lieux et des gens qui, grâce à lui, se réveillaient un beau matin en n’en croyant pas leurs yeux.
Travail nocturne
C’est de nuit qu’Ernest Pignon-Ernest aura toujours agi. Seul ou avec l’aide de sa compagne Yvette Ollier, il s’en est allé dans des villes qui, pour une raison entendue, l’incitaient à y réveiller les consciences ou en rappeler une histoire commune trop oubliée.
Son procédé, invariable à travers le temps : pot de colle en bandoulière et papiers sous le bras, frapper d’une identité, certes éphémère, les lieux investis par de grandes images, des sérigraphies tirées en nombre et répétées de coin de rue en porte dérobée, de place publique en îlot retiré, que nul ne pourrait ignorer. Et dont, espoir souvent vérifié, le passant se souviendrait des années après.
Il s’en souviendrait car Pignon-Ernest a toujours pratiqué un dessin figuratif à la voix aussitôt porteuse. Efficace. De facture classique mais subtilement travaillé, allongé pour un rendu à percevoir de loin, ce dessin, reproduit par centaines, ne fut jamais le fruit du hasard.
Ville ou site choisi pour de profondes raisons, Ernest Pignon-Ernest s’évertue à en décrypter l’histoire, les faits et gestes, les figures symboles. Puis, il s’arme pour son combat en multipliant, parfois à l’infini, les études, à l’encre, la gouache ou l’aquarelle. Pour aboutir, in fine, au dessin monumental tiré en sérigraphie.
D’Albion à Ramallah
L’exposition du Mamac niçois, vaste et prolixe, regroupe, de manière plus thématique que chronologique, l’ensemble de ses interventions à partir de 1966 sur le Plateau d’Albion, en Vaucluse, pour faire front à l’implantation d’une centrale atomique au cœur d’une nature encore protégée. Il y avait apposé des sérigraphies de l’épouvantable atomisation d’Hiroshima.
A Ramallah, en 2009, il salua le poète combattant Mahmoud Darwich.
Ernest Pignon-Ernest a toujours agi sans autorisation. D’où, parfois, la fin de l’histoire à court terme, des services urbains enlevant rapidement ses appropriations de l’espace public. Mais il arriva que ses sérigraphies marquent durablement les esprits.
Pour préserver le souvenir de ses actions et pour assurer sa vie de créateur, l’artiste garde bien sûr ses études et dessins préparatoires, photographie ses actions en situation. Et ses photos sont admirables.
A l’entrée du parcours niçois, une vidéo bienvenue, "Sur les traces d’Ernest Pignon-Ernest", témoigne du travail de préparation et d’opération de l’artiste qui s’y raconte.
Mamac, Place Yves Klein, Nice. Jusqu’au 8 janvier, du mardi au dimanche, de 10 à 18h. Livre-objet, Editions Gallimard, 32 euros. Infos : www.mamac-nice.org
Eglise abbatiale Saint-Pons, "Extases", par E. Pignon-Ernest, jusqu’au 2 octobre. Et Bibliothèque Louis Nucéra : livres sur et avec E. Pignon-Ernest, du 1er octobre au 8 janvier.
Engagements et syncrétisme
L’aventure prend corps avec des pièces éparses, salmigondis d’interventions diverses. Tête de pont, un "Ecce Homo", pierre noire et encre de Chine, souvenir d’un projet plus récent de 2012, ses "Prisons", à Lyon.
Une encre sur papier journal de 1962 indique aussi combien, dès son engagement en art, Ernest Pignon-Ernest a convenu de la dette due à Picasso. Ce dessin, réalisé à Akbou, en Algérie, est poignant avec son minotaure en gros plan.
Interventions fétiches : Paris, en 1971, pour le centenaire de La Commune avec sa suite de communards collés sur les marches menant à la basilique du Sacré-cœur; 1974, à Nice, la dénonciation du jumelage Nice/Le Cap alors que sévissait l’apartheid en Afrique du Sud; 1975, Avignon, campagne pour l’accueil des "Immigrés"…
Ouvrir les yeux
Engagements sociaux ou, plus simplement, humains, Pignon-Ernest n’aura jamais failli : ouvrir les yeux du monde sur nos réalités. En 1975, à Paris, Tours et Nice, "Sur l’avortement" et, en 1978, à Paris, levée de boucliers à l’encontre des "Expulsions" des insolvables de leurs habitations.
Une véritable histoire d’amour le lia à Naples, investie dès 1988 et revisitée jusqu’en 1995. Il agit aussi à Soweto et Durban, en Afrique du Sud, pour éveiller les consciences sur l’âpre existence des mères.
En 1996, avec ses effigies placardées dans la transparence des cabines téléphoniques, il posa le doigt sur l’atroce solitude et le désarroi qui s’y répétaient au bout de liaisons téléphoniques trop souvent sans réponse.
En 2012, alors que l’on allait détruire la prison Saint-Paul, à Lyon, il y a rappelé la triste vérité des suppliciés communistes de la Seconde Guerre mondiale.
Poètes et mystiques
Proche des poètes, Ernest Pignon-Ernest commit, en 1967, les premières affiches des spectacles de Julos Beaucarne. L’artiste niçois a aussi toujours œuvré de mèche avec André Velter, qu’il illustra maintes fois. La liste des poètes célébrés par ses actions est longue, généreuse, et témoigne de ses affinités sensibles et engagées : Maïakovski, en Avignon, en 1971; Rimbaud, à Paris et à Charleville-Mézières, en 1978; Pasolini, dès 1980, à Certaldo, à Rome et à Naples en 2015; Neruda, à Santiago du Chili, en 1981; Antonin Artaud, à Ivry-sur-Seine, en 1997; Robert Desnos, à Paris, en 2001 et 2013; Maurice Audin, à Alger, en 2003, Jean Genet, à Brest, en 2006; Mahmoud Darwich, à Ramallah, en 2009. Tout cela est détaillé dans l’irremplaçable évocation niçoise à déguster sans retenue.
A propos des poètes, il écrit : "Leur portrait comme un signe culturel témoigne souvent combien ils ont incarné les aspirations, les drames, les tensions qu’ils ont traversés, combien ils portent les stigmates de leur époque. Comme si leur visage disait tout leur destin. En tout cas, j’essaie d’œuvrer à ça." Installées dans l’église abbatiale baroque Saint-Pons (où plus personne n’allait et qu’il faut découvrir), sise à côté de l’hôpital psychiatrique Pasteur, ses "Extases" des grandes mystiques chrétiennes aux prises avec leurs passions et délires se reflètent jusqu’au vertige dans l’eau à leurs pieds. C’est sublime, interpellant.