Lac Kivu: transformer une menace mortelle en outil de développement
Le Rwanda vient de se doter d'une première centrale électrique alimentée par le gaz méthane du lac Kivu. De quoi changer la vie des riverains. Explications.
- Publié le 26-05-2016 à 20h10
- Mis à jour le 26-05-2016 à 20h17
Le 15 mai dernier, le président Paul Kagame a inauguré la première tranche (25 MW) de la centrale au méthane KivuWatt installée par la firme américaine Contour Global, près de Kibuye, au Rwanda. Une technologie révolutionnaire afin de maîtriser une menace potentielle considérable pour les quelque 2 millions de riverains (voir encadré), cofinancée par la Société belge d’investissement pour les pays en développement (BIO), la Banque africaine de développement, les Pays-Bas et le pays hôte.
Les prochaines étapes du projet en amèneront la capacité à 100 MW d’ici à 2019. Et le Congo s’apprête à emboîter le pas à son voisin. La Kivu Lake Energy Corporation à capitaux sud-africains et un consortium formé par les sociétés tunisienne Engineering Procurement and Project Management, suédoise SWEDE Energy et kenyane, Transcentury Ltd, se disputent le marché d’une centrale au méthane de 25 MW à 33 MW, première phase du développement d’une capacité de 200 MW.
Résorber un déficit énergétique
L’enjeu pour la région est considérable. Il s’agit de résorber le déficit énergétique et de transformer l’épée de Damoclès que constitue l’accumulation du gaz dans le lac, en outil de développement. Une fois achevé, le projet KivuWatt va permettre de doubler la capacité de génération électrique du Rwanda et de réduire sensiblement le coût de l’énergie produite. Le pays qui doit encore importer du fioul pour alimenter ses centrales thermiques l’approvisionnant encore à 50 % va se retrouver à la fois exportateur net et doter d’une capacité de transformer ses matières premières, dont le thé et le café, à un coût plus compétitif.
Energie moins chère
Le gain attendu pour l’environnement est important. Selon une étude du géophysicien français Michel Halbwachs, l’énergie générée par l’exploitation du méthane est deux à quatre fois moins chère que celle dégagée par le charbon de bois. Or, au Rwanda, 85 % de la population utilise le bois comme source d’énergie. Par conséquent, l’exploitation du gaz dans les Kivu et au Rwanda pourrait inverser la tendance de la déforestation effrénée dans la région, estime l’Institut Pole de Goma.
De surcroît, le méthane du Kivu pourrait aussi servir à produire de l’urée pour la fabrication d’engrais azotés, permettant aux agriculteurs locaux d’accroître à moindre coût leurs rendements sur des sols saturés et de plus en plus surexploités.
Car les engrais disponibles, naturels et chimiques sont rares et chers. L’énergie du lac pourrait enfin doper le secteur de la construction en alimentant les futures cimenteries de Mashyuza (Rwanda) et de Katana (RDC). L’augmentation de la desserte électrique encore très faible (9 % en RDC et 16 % au Rwanda) est un autre enjeu. Il suppose que les investissements nécessaires soient réalisés dans le domaine de la distribution, remarque le politologue du Musée royal d’Afrique centrale, Théodore Trefon.
Un accueil favorable
Dans l’ensemble, l’exploitation du méthane est favorablement accueillie sur les deux rives même si les pêcheurs sont un peu circonspects. Certains craignent que l’extraction du méthane du lac n’ait une influence sur l’acidité de l’eau et favorise le développement des algues susceptible de gêner la reproduction des poissons.
A la mi-avril 2016, le professeur Charles Balagizi, responsable du Département de Géochimie de l’Observatoire vulcanologique de Goma, s’est évertué à apaiser les craintes de riverains à propos du changement de couleur des eaux lacustres qui ont soudain viré du bleu au vert. "C’est un phénomène saisonnier qui n’a rien à voir avec les volcans qui l’entourent moins encore avec le gaz" , a-t-il précisé, expliquant que la situation observée était imputable à la remontée à la surface d’une eau riche en matières dissoutes.
Une technologie révolutionnaire pour prévenir la catastrophe
Tout a commencé avec l’expédition scientifique menée en 1935 par le professeur en sciences zoologiques, Hubert Damas, de l’Université de Liège, qui a identifié la présence de méthane et de CO2 dans le Lac Kivu d’une profondeur abyssale de 482 mètres. Après le tracé en 1960 de la première carte bathymétrique par l’océanographe André Capart, de l’Université de Louvain, une usine-pilote fut construite en 1963 au Cap Rubona, près de la ville rwandaise de Gisenyi, par l’Union chimique belge pour le compte de la brasserie locale.
Aujourd’hui, les scientifiques estiment que le lac contient des réserves de méthane estimées à 55 milliards de m3 - de quoi produire 700 MW durant une centaine d’années - ainsi que d’autres gaz, dont du gaz carbonique et de l’azote en grandes quantités.
L’exploit des ingénieurs de ContourGlobal réside dans la mise au point d’une unité d’extraction de taille industrielle à bord d’une péniche ancrée à 13 km de la rive, près de Kibuye (Rwanda). Elle permet de réduire de 35 à 2 bars la pression des eaux chargées en méthane et en CO2 grâce à un séparateur de gaz puis à l’évacuer par gazoduc vers la centrale électrique onshore.
Le risque de saturation éloigné
Les scientifiques ayant planché sur le dossier s’accordent à reconnaître que l’exploitation est non seulement économiquement souhaitable mais aussi indispensable pour éviter une catastrophe majeure. Car au fil des ans, la concentration de méthane augmente. Son extraction éloigne du coup la perspective d’une saturation du lac et la probabilité d’une éruption brutale de gaz. Provoquée par une rupture de l’équilibre entre les nappes dans les eaux du lac, notamment en cas de coulée de lave du volcan Nyiaragongo qui surplombe Goma.
Un des scénarios-catastrophe serait un dégazage brutal, tel celui survenu en 1986 au Cameroun, lorsqu’un nuage de CO2 asphyxia subitement 1 800 riverains du lac Nyos en 1986. Or, lors de l’éruption du Nyiragongo en 2002, la lave s’est arrêtée à 8 km du lac. Il y a aussi le risque que s’embrase le méthane parvenu à la surface, avertit le Professeur Robert Hecky de l’Observatoire des Grands Lacs de l’Université du Minnesota. Dès 2005, le professeur Michel Halbwachs de l’Université de Savoie et plusieurs de ses collègues avaient prévenu qu’à la fin du XXIe siècle, une explosion pourra se produire à tout moment.