"Trepalium" imagine le pire des mondes, ultralibéral

Vincent Lannoo a été choisi pour créer l’univers de la première série d’anticipation d’Arte. Ce fanatique du cinéma de genre est parvenu à créer un univers fantasmé en magnifiant les emprunts au passé. Rétrofuturiste, dites-vous… Arte, jeudi 11 et 18 février, à 20h55.

Tshidimba Karin
Léonie Simaga
Léonie Simaga © Kelija/Jean-Claude Lother

"Katia Raïs, la productrice, avait vu mon travail, particulièrement "Vampires", mon faux documentaire sur une famille de vampires belges, qui l’avait intéressée et intriguée. On m’a contacté en mai peu avant la sortie d’" Au nom du fils ", mon dernier long métrage sorti en France. Ils m’ont envoyé le premier épisode de " Trepalium ", je l’ai lu et c’était exactement ce que je voulais faire à ce moment-là ! J’avais envie de faire de la série, je me demandais ce que j’allais pouvoir aborder et mon rêve, totalement inespéré, était de pouvoir réaliser une série pour Arte. Et ça m’est tombé dessus ! J’ai donc répondu avec une envie énorme après avoir fait plusieurs longs métrages."

Les ambitions d’Arte

On le voit l’enthousiasme de Vincent Lannoo n’est pas feint, il résulte d’un goût prononcé pour la série de qualité. "Il y a un mode d’expression dans la série de haut niveau - comme les grande séries US qu’on aime tous, produites par HBO, SyFy, etc. - qui fait qu’on peut continuer à faire du cinéma. Là où, au cinéma, ce n’est pas toujours simple aujourd’hui. Parce que les exigences de distribution font qu’on fait soit des films très grand public, soit des films pour Cannes. Arte, depuis l’arrivée de Judith Louis ( ex-responsable de la fiction, NdlR ), développe des séries assez exceptionnelles et achète de grandes séries étrangères. Ça donne envie d’y participer. C’est formidable car c’est comme faire une série HBO en français."

"Arte a envie de travailler avec des gens qui font du cinéma pour faire de la série différemment. Et nous, on arrive avec notre personnalité, notre désir de construire quelque chose en tant qu’auteur-réalisateur. Il faut donc développer une identité propre", poursuit le réalisateur.

Un futur glaçant

"Dans Trepalium, la question est : comment va-t-on imaginer le futur ? C’est pour cela que c’est intéressant : c’est de la série mais avec un réel point de vue. Depuis toujours, je suis un fan du cinéma de genre, que ce soit le thriller, l’épouvante, la science-fiction ou l’anticipation. Même quand je souhaite traiter d’un sujet de société, je le fais bifurquer vers le genre comme dans "A u nom du fils "."

"Les films de Carpenter le prouvent : le genre permet de parler du monde réel tout en étant distrayant. Ce qui me passionne dans ce projet, c’est de faire une série romanesque, avec de l’espionnage, du thriller, de la romance, en apportant une réflexion politique."

Le projet a requis 5 mois de post-production et de nombreux effets spéciaux pour visualiser cette ville tapissée d’écrans et séparée en deux par le Mur.

"Juste avant qu’on me propose Trepalium, je préparais un film baptisé " Le livre noir du libéralisme ". Je n’ai plus à le faire car ce projet était très pamphlétaire. Ici, je me retrouve avec une véritable aventure qui va défendre le même propos, c’est formidable parce que c’est beaucoup plus fort que ce que j’avais imaginé. Alors évidemment, je fonce avec cette envie et ces références venues du cinéma.

"Trepalium parle d’une société ultralibérale, où le vivre ensemble a été anéanti. J’espère vraiment qu’on ne va pas en arriver là."

Métaphore de l’exclusion

Avec ces deux univers séparés par un énorme Mur - d’un côté, la Ville où vivent les 20 % de salariés et de l’autre, la Zone où vivent les 80 % de chômeurs déclassés -, Trepalium "aborde frontalement des questions sociétales, politiques et économiques. La question de la souffrance contenue dans le terme Trepalium qui fait référence à la torture en latin, n’est pas tout", souligne la productrice Katia Raïs des productions Kelija.

"Il n’y a pas d’accusation. On s’interroge : de quelle marge de manœuvre disposent-ils ? C’est un monde d’une immense dureté. La série dénonce cette violence sociale. Mais il y a aussi la volonté d’avoir une histoire romanesque au-delà de ce décryptage. On n’est pas seulement dans une caricature fascisante."

"Avant tout, il y a la volonté de faire du genre : une histoire qui nous entraîne et décortique le monde dans lequel on vit, même si le curseur est poussé plus loin", embraye Adrienne Fréjacques, chargée de programmes d’Arte France. "Trepalium décrit une forme d’apartheid social. Au final, l’idée au cœur de cette exploration, c’est que vivre ensemble de façon décente, cela demande beaucoup de travail."

"Trepalium" ou la société malade de son travail

Un univers de grisaille semblable à une zone de guerre. Une ville dévastée où errent des hommes et des femmes visiblement frigorifiés en quête d’une eau potable trop rare. Bienvenue dans la Zone où résident désormais les 80 % de chômeurs que la société ne souhaite plus accueillir. Une population de zonards tenus à l’écart d’Aquaville, cité à l’insolente modernité, par un Mur aussi long qu’imposant.

Aquaville, un monde à la dérive

Dans ce futur proche gangrené par la crise économique, tous rêvent de gagner à la Grande Loterie qui leur donnera l’opportunité d’aller vivre au Sud "là où il y a du travail pour tous". Une destination qui fait rêver Izia (Léonie Simaga) et son fils Noah, et peut-être aussi Jeff (Achille Ridolfi) et Lisbeth (Luban Azabal), ses compagnons d’infortune. La vie de ces quatre-là va changer, soudainement, en raison de la décision du gouvernement de recruter 10 000 "emplois solidaires" pour garantir une plus grande paix sociale.

Sélectionnés, Izia et Jeff vont chaque jour partir travailler de l’autre côté du Mur au contact d’une famille d’Actifs. Ce qui ne va pas tarder à créer des tensions parmi les autres zonards. D’autant qu’un groupe d’activistes est déterminé à dynamiter ce système inégalitaire de l’intérieur.

Visuellement bluffante, la série Trepalium cultive une ambiance futuriste froide et désincarnée : de grands espaces vides où des hommes et des femmes seuls, terriblement seuls, se déplacent tels des robots. Thriller d’anticipation qui mêle peurs orwelliennes primaires et théories productivistes ultralibérales, la série dénonce aussi le poids des multinationales totalitaires sur le monde du travail. "C’est une fable dystopique aux accents fortement politiques. Comme son nom l’indique, elle ne propose pas un monde idéal mais un monde qui serait allé vers ses pires défauts : l’ultralibéralisme dans un univers cloisonné", résume le réalisateur belge Vincent Lannoo.

L’emploi, cette oppression

Aquaville, c’est la loi du "Marche ou crève" appliquée telle une sourde menace à tous et à chacun. Tous ceux qui, au-delà du Mur, rêvent d’enfin avoir un travail, ne réalisent pas à quel point vivre au-dedans et risquer, à chaque instant, de perdre son gagne-pain est une oppression plus grande encore.

Aquaville, c’est la vie sous contrôle permanent, la fin de la liberté. Un monde où les manifestations sont interdites. Où délation, chantage et même meurtre règnent en maîtres. Tous les coups sont permis pour garder son travail ou obtenir une promotion. Balisé par des contrôles de rendement et d’identité incessants, ce futur pernicieux ressemble au "1984" de Georges Orwell. Un univers où beaucoup d’êtres sont forcés de cacher une double vie, un double jeu.

Dans cette société aux écrans omniprésents, chaque tâche, chaque activité est minutée, la norme, même tacite, écrase des individus prêts à tout pour garder leur place dans le système et ne pas risquer d’être relégués dans la Zone.

Une impression de pesanteur et de menace sociale que rend très bien l’univers visuel créé à coûts hypercontrôlés par Vincent Lannoo. Et qui suinte aussi de personnages si pâles et désincarnés (Pierre Deladonchamps, Ronit Elkabetz).

Arte, jeudi 11 et 18 février, à 20h55


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