Le testament de M. Cameron

La bataille d’Angleterre a commencé. Il faut en faire un combat pour l’Europe. Il faut que le Brexit brandi par le Premier ministre du Royaume-Uni soit aussi son testament. Une opinion de Pierre Defraigne.

Contribution externe
Le testament de M. Cameron

Une opinion de Pierre Defraigne, directeur exécutif du Centre Madariaga - Collège d'Europe et directeur général honoraire à la Commission européenne.

On aurait été tenté de traiter d’un haussement d’épaules la menace de référendum sur le Brexit brandie par David Cameron pour se débarrasser de la tutelle de Nigel Farage, le leader de l’UKIP, sur l’aile souverainiste du parti conservateur. Une affaire interne aux Tories en somme, qui prennent l’UE en otage de leurs différends sur l’Europe. Il n’en est rien. La lettre de Cameron à Tusk esquisse enfin le périmètre de la négociation entre son pays et les 27 autres membres de l’UE sur les conditions du maintien de l’Angleterre dans l’Union. Cette lettre pousse l’Europe dans une double direction, intergouvernementale et néolibérale, qui va la désarmer davantage encore face aux trois crises qui l’enserrent dans un étau mortel : la déflation dans l’eurozone, l’afflux massif de réfugiés et l’impuissance face à la déstabilisation de notre voisinage par la Russie en Ukraine et par Daesh au Moyen-Orient. L’intergouvernementalisme, poussé par Cameron jusqu’à promouvoir une "Europe en réseau", la paralysera plus sûrement encore et le néolibéralisme, en réduisant le retour à la croissance à un problème étroit de compétitivité, va justifier davantage d’austérité budgétaire et salariale, qui, faute de résultats, éloignera encore davantage le citoyen de l’Europe.

David Cameron s’inscrit dans la tradition de Thatcher. Elle qui a voulu la régénération - nécessaire - de l’économie britannique anémiée par le sous-investissement industriel et bloquée par les dysfonctions d’un syndicalisme fondé sur les métiers, a obtenu surtout la division de la société britannique en société de classes et dorénavant communautariste, minée à la fois par les inégalités et l’exclusion ethnique.

L’enrichissement de la City

Mais, avec Cameron, la Grande-Bretagne n’est plus seulement un pays divisé, mais une puissance en déclin. Longtemps un acteur géopolitique de poids avec des forces armées robustes - aujourd’hui laminées par les coupes budgétaires -, avec un siège permanent au Conseil de sécurité et une diplomatie redoutablement efficace, le Royaume-Uni met désormais toutes ces ressources et son crédit - y compris celui qu’il tire de son appartenance à l’UE - au service de ses intérêts financiers et commerciaux. La visite du président chinois à Londres qui a ouvert "un âge d’or" entre Londres et Pékin, a consacré la préséance désormais accordée à la City sur la tradition impériale. "Little England" exploite le cérémonial et le faste victoriens pour promouvoir, sur la scène internationale, la finance et les services plutôt que l’industrie, et l’enrichissement de la City et des promoteurs immobiliers plutôt qu’une ambition géopolitique.

Le dessein de Cameron pour l’Europe reproduit les traits qu’il donne à son propre pays : le refus d’une "union sans cesse plus poussée entre les peuples" interdirait à l’Europe de s’imposer comme un acteur global dans le monde; la subordination de l’eurozone au marché unique est nettement visible dans le projet du Commissaire britannique Jonathan Hill de soumettre la banque à 19 - sans le Royaume-Uni - à la finance à 28 que domine la City; les migrants sont privés d’une partie de leurs droits sociaux; la compétitivité de l’Europe est obtenue par la flexibilité du marché sans le concours d’une puissance publique européenne; et enfin, comble de machiavélisme, il pousse à l’entrée des parlements nationaux dans le jeu des institutions européennes. Loin de rapprocher le citoyen de l’UE, cette intrusion cristalliserait le caractère intergouvernemental de la procédure de décision et interdirait définitivement au Parlement de Strasbourg de devenir le creuset d’un "demos" européen transcendant les frontières nationales… Bref, David Cameron "thatchérise" davantage le modèle européen et étouffe toute velléité de l’Europe de se projeter comme telle dans le monde. Bien entendu, il pousse à la conclusion rapide du traité commercial transatlantique qui aurait les mêmes effets et, comble de cynisme, il plaide pour une zone de libre-échange avec la Chine.

Un allié eurosceptique : la Pologne

Le Brexit en soi n’est pas souhaitable : la crédibilité de l’Europe souffrirait de cette amputation et l’isolement du Royaume-Uni sur le continent ne l’aiderait pas à consolider son unité territoriale - l’Ecosse risquerait de se faire la malle - ni à renforcer la solidarité entre classes sociales et communautés ethniques qui est l’enjeu vital de la démocratie outre-Manche. Encore faut-il lever toute ambiguité dans l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Europe. Le paradoxe est qu’en freinant l’intégration européenne et en rendant l’Europe moins juste et moins effective, les eurosceptiques ont aussi contribué à la rendre moins attractive à leur propre opinion publique. Mais face au Brexit, la Grande-Bretagne aura des alliés. Pensons à la Pologne désormais gouvernée par les eurosceptiques du cru.

Contre-offensive au Parlement européen

Le camp de l’intégration doit donc allumer un contre-feu pour éviter que l’UE ne se retrouve sur la défensive face aux manœuvres de Cameron et de ses alliés de fortune.

Il importe en effet que face aux forces centrifuges se construise un contrepoids centripète qui ne dise pas simplement non au Brexit. Les chancelleries vont certes négocier le Brexit en douceur. Mais ce serait une erreur politique de laisser, une fois encore, les citoyens des 27 sur la ligne de touche alors que les électeurs britanniques, eux, seront appelés à voter dans le référendum sur le Brexit. Une coalition politique large doit se lever au Parlement européen, pas seulement pour contrer les manœuvres de David Cameron, mais pour raviver et consolider la confiance dans le projet européen. Celui-ci qui doit désormais intégrer explicitement le fait d’une Europe à deux vitesses : renforcement de la gouvernance de l’eurozone, justice fiscale par l’harmonisation, défense commune pour appuyer une politique étrangère européenne plus assertive, élaboration d’une politique industrielle visant les secteurs stratégiques.

La Bataille d’Angleterre a commencé. Il faut en faire un combat pour l’Europe. Il faut que le manifeste de David Cameron soit aussi son testament.

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