Jeremy Rifkin: "Notre capitalisme est à bout de souffle"
Selon l’économiste Jeremy Rifkin, une révolution industrielle est en marche. Elle est poussée par les jeunes et les nouvelles technologies. La Belgique ne serait pas le pays le mieux préparé à ces grands changements. Entretien.
- Publié le 31-10-2014 à 08h49
- Mis à jour le 31-10-2014 à 09h33
Nous sommes en train de vivre un moment historique. C’est l’économiste américain Jeremy Rifkin qui l’affirme. D’après lui, l’arrivée "à maturité" d’Internet est en train de créer une troisième révolution industrielle. Le capitalisme serait à bout de souffle et n’apporterait plus la croissance espérée. "On peut faire toutes les politiques d’austérité qu’on veut, modifier le marché du travail autant de fois qu’on veut, on ne trouvera plus jamais le chemin de la croissance si on ne change pas les paradigmes fondamentaux de notre économie." Le futur modèle économique de Jeremy Rifkin se base sur les biens communs (les "communaux collaboratifs") et les nouvelles technologies de communication. Et c’est la génération Y (18-30 ans) qui est en train de pousser cette révolution qui est aussi culturelle. "Pour nos jeunes, la possession d’un objet a moins d’intérêt que son simple accès ou son partage. Des études ont démontré que cela ne les intéressait, par exemple, plus de posséder une voiture, symbole de la réussite du capitalisme." Le futur monde de M. Rifkin est donc basé sur une organisation horizontale et non plus verticale : avec l’émergence de technologies telles que les imprimantes 3D, les citoyens sont amenés à devenir "prosommateurs", à la fois producteur et consommateur.
Qu’est ce qui vous fait dire qu’on arrive à l’aube d’une nouvelle révolution industrielle ?
Pour qu’une révolution industrielle se déroule, il faut une conjonction de trois révolutions : celle de la communication, de l’énergie et des transports et de la logistique. C’est ce qui s’est passé au XIXe siècle (télégraphe, charbon, locomotive), au XXe siècle (téléphone et radio, pétrole, voiture et infrastructures autoroutières). Et c’est ce qui est en train de se passer pour cette Troisième révolution industrielle qui va donner naissance à l’économie de partage. Il s’agit du premier système économique à voir le jour depuis le capitalisme et le socialisme.
Selon vous, tout a commencé avec l’arrivée de Napster qui a permis de partager de la musique gratuitement sur Internet.
Oui. Certains me disent que ce que je raconte est de la science-fiction, mais nous sommes en plein milieu de cette révolution. Des centaines de millions de personnes échangent et produisent de la musique, de l’information chaque jour et ce quasiment gratuitement. L’Internet de l’Information arrive à maturité. Mais le monde physique est aussi touché par ces changements : la première voiture vient d’être fabriquée par une imprimante 3D en Italie. Bientôt chacun pourra s’y mettre; avec des matières recyclables. L’Internet de l’énergie en est aussi à ses débuts. Des milliers de personnes produisent déjà leur propre énergie renouvelable pour un coût marginal proche de zéro. Chaque citoyen pourra aussi la vendre, ou l’échanger sur une plateforme Internet. La suite, c’est un système de voitures partagées électriques à pile à combustible. L’important ne sera plus de posséder, mais d’avoir accès à des biens , de les partager. On arrivera alors à un Internet des objets, où, pour la première fois de l’histoire, chacun aura une vision claire de l’économie.
Est-ce que le capitalisme vit ses dernières heures ?
Je dirais plutôt qu’il va s’éclipser. On va arriver à un système hybride où, à partir de 2050, le capitalisme ne régnera plus, dans le sens où il ne sera plus l’arbitre exclusif de la vie économique. Il ne sera plus dominant, mais ne va pas disparaître totalement non plus. Il devra s’adapter pour profiter de la montée en puissance des "communaux collaboratifs". Mais il ne pourra plus s’y opposer. C’est paradoxal, mais ce qui a permis le succès inouï du capitalisme va se retourner contre lui.
Que voulez vous dire par là ?
Dans toutes les écoles de business du monde, on a toujours dit : misez sur les nouvelles technologies pour améliorer votre productivité et diminuer vos coûts. Le but était d’avoir le coût marginal - c’est-à-dire le coût que vous payez pour la production d’une unité supplémentaire d’un bien ou d’un service - le plus bas possible. Mais personne n’avait anticipé que la technologie serait telle que ce coût marginal arriverait un jour à zéro ou presque. Or, c’est déjà le cas maintenant, ce qui a amené plusieurs biens gratuits sur le marché, comme la musique partagée sur Internet. Il n’y a donc plus de profit qui est à la base du capitalisme.
Ne craignez-vous pas que cette révolution, où chacun est un potentiel producteur, ne mette aussi des millions de personnes au chômage ?
Des industries entières en souffrent déjà. Je pense notamment à l’industrie du disque, de la télévision, des médias… mais aussi celle du savoir : 6 millions d’étudiants suivent actuellement des cours gratuitement des meilleures universités du monde en ligne. Mais les défis sont tels, notamment en infrastructures et en gestion des différents flux, que cette révolution va créer énormément de jobs dans différents secteurs. Il y aura de la reconversion pour tout le monde, sauf pour un secteur pour lequel je ne vois plus aucun avenir, c’est celui des entreprises pétrolières. On n’en aura plus besoin.
On voit que de grandes multinationales telles qu’Uber (voitures partagées) s’infiltrent dans ce concept "d’économie partagée", avec une vraie ambition monopolistique. Est-ce cela cette révolution ?
Je peux vous dire qu’Uber va avoir de grosses surprises. Ils utilisent les technologies du XXIe siècle, mais ont une logique capitaliste du XXe siècle. Or, la technologie qu’ils utilisent - une application via un GPS intégré dans un smartphone - sera bientôt accessible à n’importe qui. Combien de temps croyez-vous que cela va durer avant que les chauffeurs de Uber à Bruxelles ne quittent cette entreprise et se regroupent en coopératives ? Et entre une coopérative locale et une multinationale qui envoie ses profits à la Silicon Valley, qui pensez-vous que choisira le citoyen belge ?
Et quid des monopoles de Google ou Facebook ? Vont-ils s’accentuer dans cette ère numérique ?
Avec des géants comme Google ou Facebook, la grande question des années à venir sera celle de la neutralité du web. Pour moi, il faut garder le meilleur de ces entreprises, tout en les régulant, comme on l’a fait, par exemple, pour les entreprises énergétiques. Il y a aussi tout un enjeu sur la gestion du "Big data" et de la vie privée des gens. Je pense que, tout comme l’ont fait les syndicats face aux dérives du capitalisme, les internautes pourront s’organiser face à celles de ce type d’entreprises.
Diriez-vous que votre modèle amène à un monde plus égalitaire ?
Ce sera une démocratisation de la vie économique. Mais le vrai challenge de cette économie partagée, c’est que c’est la seule façon de créer une société très productive - avec une bonne qualité de vie - tout en sauvegardant la planète.
Sortie du nucléaire : "La Belgique doit bouger"
Jeremy Rifkin est un homme affable et aimable. Il s’énerve toutefois (un peu) quand on lui explique que la Belgique va faire face à un potentiel black-out électrique en raison de la mise à l’arrêt de trois réacteurs nucléaires. "Si l’économie belge souffre d’un manque d’énergie et de prix élevés, c’est parce qu’elle n’a pas fait le choix, comme l’Allemagne ou le Danemark, d’une vraie transition vers les énergies renouvelables. En Allemagne, 27 % de l’électricité produite est verte, et Angela Merkel vise les 35 % à court terme. En Belgique, vous devez vraiment vous y mettre." D’après M. Rifkin, les coûts fixes de production de l’énergie solaire ou éolienne vont connaître une chute libre. "Et la source d’énergie est gratuite. En Allemagne, des milliers de personnes produisent leur énergie pour un coût marginal proche de zéro."
La Belgique devrait être "à la pointe"
Reste le problème du stockage de ces énergies, par nature intermittentes. "S i des gens disent ici que le renouvelable n’est pas la solution car il est intermittent, ils se trompent. Il existe des techniques de stockage - par le biais de l’hydrogène notamment - qui permettent d’emmagasiner ce type d’énergie. Plusieurs pays sont en train d’investir massivement là-dedans." Idem pour le transport. "En Chine, les autorités ont annoncé un plan de quatre ans d’une valeur de 82 milliards de dollars afin de mettre en place un Internet de l’énergie. Le but est que des millions de Chinois produisent leur propre électricité, via le soleil et le vent, et la mettre sur le marché."
Bref, d’après M. Rifkin, la Belgique, comme les Etats-Unis - "qui ont fait un retour en arrière en misant sur des énergies fossiles" - n’est pas le pays le mieux préparé à cette 3e révolution industrielle. " Si vous continuez à vous approvisionner avec le nucléaire et des énergies fossiles, vous continuerez à dégrader votre économie, vos coûts d’énergie, de transport et de logistique augmenteront." Selon lui, la Belgique doit "bouger" . " J’aimerais beaucoup travailler avec votre pays, l’un des premiers à avoir connu les grandes révolutions industrielles et qui devrait être à la pointe de ces changements. Vous avez beaucoup d’entreprises de classe mondiale…"
Concrétiser l’engagement en faveur du durable
L’économiste a ainsi déjà rencontré les dirigeants des Régions wallonne et flamande. " J’avais été impressionné par leur engagement en faveur du durable, ils doivent maintenant faire le pas décisif : lancer un véritable "master plan" comme ils l’ont fait au Nord-Pas-de-Calais ." Mais M. Rifkin se dit assez "frustré" de ne pas voir eu de retour à ses propositions côté belge. " Vous devez passer les frontières et vous relier à ce projet gigantesque qu’est en train de réaliser le Nord de la France. S’ils sont capables d’être prêts pour cette troisième révolution, pourquoi la Belgique ne le serait-elle pas ?"