La mémoire douloureuse de l’exil
Depuis 65 ans, la question des réfugiés, qui ont fui ou ont été expulsés de leurs maisons lors du premier conflit israélo-arabe, hante la mémoire des Palestiniens. Ils sont aujourd’hui 5 millions, répartis dans les pays voisins et dans les territoires occupés. Certains entretiennent encore le rêve d’un retour.
- Publié le 17-04-2014 à 20h10
- Mis à jour le 17-04-2014 à 20h11
On l’appelle la "Fiancée de la mer". Au bout du "Tayelet", cette promenade bordée de palmiers qui longe la plage de Tel Aviv sur plusieurs kilomètres, l’antique cité de Jaffa apparaît comme un cadeau. Un vaisseau de pierre posé sur les rochers qui ensorcelle ses visiteurs et les invite à plonger dans ses ruelles ombragées. Fondée il y a 4 000 ans, le port phénicien de Jaffa est l’un des plus anciens de la Méditerranée. Il a longtemps été la porte d’entrée de la Terre sainte et, pour beaucoup d’immigrants juifs au début du XXe siècle, la première image de ce pays où ils étaient venus trouver une autre vie. Jaffa - "la belle" en hébreu - avait tout pour les charmer. Pas étonnant qu’ils aient bâti leur ville juste à côté. Une ville au nom lui aussi plein de promesses : Tel Aviv, "la Colline du printemps".
Un siècle plus tard, cette colline a bien grandi. Elle a totalement englobé Jaffa qui fait désormais figure de "vieux quartier", branché et bobo, de la métropole israélienne. Les Israéliens y viennent pour son marché aux puces, ses antiquaires, ses boutiques vintage et ses terrasses. Un endroit idéal pour passer le week-end en famille, boire un verre entre amis, et s’imprégner de l’atmosphère envoûtante de ses vieilles pierres, face aux flots bleus de la mer. Les appartements s’arrachent ici à prix d’or. Les vieilles maisons arabes restaurées avec goût font le bonheur des habitants et des promoteurs immobiliers. Mais il vaut mieux ne pas avoir peur des fantômes…
Car, derrière les façades, les murs de Jaffa se souviennent encore d’un épisode historique tragique dont ils ont été les témoins. L’attaque par les forces clandestines juives de l’Irgoun, en avril 1948, et le départ précipité de près de 90 % de sa population. Des habitants dont les propriétés ont par la suite été confisquées et qui qualifient désormais cet événement de "Nakba", "la catastrophe".
"Mes parents pensaient rentrer chez eux"
A 50 kilomètres à l’est de Tel Aviv, la ville palestinienne de Naplouse s’étend dans une vallée étroite et aride, entre le mont Erbal et le mont Garizim. Depuis Ramallah, on y accède par le sud, via la route no 60 qui traverse la Cisjordanie du nord au sud. Passées les colonies d’Ofra, Shilo et Eli, la route arrive au carrefour d’Huwara, l’un des quatre points d’entrée de Naplouse, barré jusqu’en 2011 par l’un des plus redoutables check-points de la Cisjordanie. Il faut dire que dans l’imaginaire palestinien, le nom de Naplouse est synonyme de résistance et de répression. Le feu de la deuxième Intifada y a été particulièrement vif. Les chars israéliens ont assiégé la ville à plusieurs reprises, et les combats de rue ont été féroces entre soldats israéliens et miliciens locaux.
De tous les quartiers de la ville, il en est un qui était la terreur des soldats en service à l’époque. Ce quartier, c’est le camp de réfugiés de Balata, 250 hectares au pied de la colline du même nom, où vivent près de 29 000 personnes dans une promiscuité parfois proche de l’insoutenable. Mahmoud Subeh y est né. Son père était de Haïfa, le grand port industriel au nord d’Israël. Sa mère, d’un petit village aujourd’hui disparu. "Leur histoire est celle de tous les réfugiés de ce pays", explique-t-il. "Ils sont partis précipitamment en 48, en pensant qu’ils reviendraient chez eux dans quelques semaines. Mais ils n’ont jamais revu leur maison. Ils ont abouti ici à Balata, et je suis né avec ce mythe qu’un jour, on finirait bien par rentrer chez nous."
Près de 700 000 Palestiniens auraient fui leur maison entre le mois de mars et le mois de mai 1948. Ils ont trouvé refuge loin des combats, le plus souvent dans les pays voisins : au Liban, en Syrie, en Egypte et en Jordanie (dont firent partie la Cisjordanie et Jérusalem-Est jusqu’en 1967). A l’époque, ces pays furent confrontés à une crise humanitaire majeure. Pour y répondre, les Nations unies mirent un organisme sur pied dans l’urgence : l’Office de secours et de travaux pour les réfugiés palestiniens du Proche-Orient (UNRWA). L’agence est toujours en service aujourd’hui et vient en aide à près de 5 millions de personnes dans 59 camps de réfugiés palestiniens du Proche-Orient. "Notre agence a été créée pour répondre à une crise", explique Christopher Gunness, porte-parole de l’UNRWA à Jérusalem. "Au départ, nos missions étaient celles d’un organisme classique chargé de répondre aux crises humanitaires urgentes. Mais, petit à petit, comme la crise s’éternisait, notre mandat a été renouvelé. Et nos missions ont été élargies. Aujourd’hui, nous sommes comme une grande ONG. Nous nous occupons de santé et d’éducation. Nous nous occupons du ramassage des déchets, nous faisons de la distribution d’aide alimentaire et nous développons des programmes de microfinance", précise Christopher Gunness.
Dans tous les camps palestiniens, qu’ils soient au Liban, à Gaza ou en Cisjordanie, l’UNRWA est donc un fournisseur de services indispensable à la cohésion sociale. Un rôle de plus en plus décrié dans le reste de la société palestinienne qui accuse l’agence de maintenir les réfugiés dans un système d’assistanat au détriment de leur cause et aux frais de la communauté internationale.
Balata bouillonne de violence
A Balata, 70 % des familles sont originaires de Jaffa. Tout ici rappelle d’ailleurs la cité des grands-parents, que beaucoup n’ont jamais fait qu’imaginer en rêve vu l’interdiction pour la plupart des habitants de se rendre en territoire israélien. A l’entrée du camp, comme dans tous les autres, il y a le monument de la clé, symbole de la clé des maisons que les réfugiés ont emportée avec eux, et de leur volonté de retourner un jour d’exercer leur "droit au retour". Et puis il y a le Yaffa Cultural Center, un centre culturel qui permet aux jeunes du camp de développer leur créativité dans plusieurs disciplines, et d’échapper ainsi, partiellement, à la morosité de l’endroit et à l’extrême violence qui caractérise le quotidien du camp. "La violence est partout", confirme Mahmoud Subeh, qui dirige la cellule psychosociale du centre Yaffa. "Le chômage et la promiscuité créent de nombreuses tensions dans le cercle familial. Et la violence du contexte politique a une résonance particulière dans un camp comme le nôtre. Avec 29 000 habitants, nous sommes le camp de réfugiés le plus peuplé de Palestine. Mais nous sommes aussi le plus politisé. Les deux Intifadas ont commencé chez nous. Lorsqu’un soldat voit écrit ‘Balata’ sur une carte d’identité à un check-point, on peut toujours s’attendre à traitement spécial."
Une promenade dans les rues du camp suffit à corroborer ces propos. La population des 4 000 réfugiés arrivés à Balata il y a 65 ans a été multipliée par sept. Hormis les deux rues principales, où il est possible de passer en voiture, le reste du camp est un dédale de ruelles si étroites qu’il est parfois impossible d’y passer à deux. En été, le camp souffre de sérieuses pénuries d’eau. Tout n’est que béton, sans le moindre espace vert et sans espace de jeu. Difficile de trouver ici un contexte propice à l’épanouissement des jeunes.
Pendant la deuxième Intifada, seize d’entre eux ont choisi la voie de l’extrême en commettant des attentats suicides sur le sol israélien. Deux cent trente-six habitants du camp ont par ailleurs été tués par l’armée israélienne, explique Mahmoud Subeh. "Dans les comptes-rendus des organisations internationales, ce ne sont que des chiffres. Mais pour nous ce sont des noms. Ce sont nos frères, nos pères, nos fils, nos cousins. Chaque mort est une plaie dans nos cœurs qui renforce la frustration et entretient la spirale de la violence. Pour la briser, rien de tel que l’espoir. Mais en ce moment, il fait cruellement défaut", se désole Mahmoud Subeh.
Le rêve brisé du retour
Difficile en effet d’imaginer une solution à court ou moyen terme pour les réfugiés. Si cette question est centrale dans les revendications palestiniennes, elle est aussi l’une des plus délicates lorsqu’il s’agit de mener des négociations avec l’interlocuteur israélien. Depuis 1948, les gouvernements qui se sont succédé à la tête de l’Etat hébreu ont été unanimes sur ce point : pas question d’envisager un retour des réfugiés en Israël. De nombreuses pistes ont déjà été abordées pour résoudre le problème : indemnisation, compensation, intégration complète dans les pays d’accueil, ou encore réinstallation partielle dans le futur Etat palestinien à créer. Mais jamais cette question n’a jamais figuré en tête de l’ordre du jour d’une négociation de paix. Pour Mahmoud Subeh, elle ne sera même jamais tranchée. "Nous en sommes à la quatrième génération de réfugiés", compte-t-il. "Un jour, je crois qu’on en aura assez de se battre pour réparer les blessures de nos aïeux. Jaffa est perdue pour toujours. Certains me voient comme un traître quand je dis ça, mais c’est la vérité. L’important, c’est l’avenir. Et dans ce camp, je ne vois aucun avenir pour nous et pour nos jeunes."
Au pessimisme ambiant s’est ajoutée dernièrement une mauvaise nouvelle. L’un des principaux bailleurs de fonds du centre Yaffa vient de couper son financement de moitié. L’UNRWA elle-même souffre d’un sous-financement chronique alors que les besoins augmentent à mesure que les années passent. Depuis 65 ans, la question des réfugiés hante le conflit israélo-palestinien comme un démon. Nul ne sait pour combien de temps encore…
Plus de vingt ans après les accords d’Oslo, la Palestine n’est toujours pas l’Etat indépendant rêvé lors de la célèbre poignée de main entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat. Le processus de paix est au point mort et le statu quo sur le terrain s’est imposé dans la durée. Depuis leur reprise le 29 juillet 2013, les pourparlers de paix piétinent sur l’ensemble des questions au cœur du conflit : les frontières, les colonies, la sécurité, le statut de Jérusalem et les réfugiés palestiniens.
Négociateurs israéliens et palestiniens devaient se rencontrer jeudi soir pour tenter de débloquer le processus de paix, avec le concours de l’émissaire américain Martin Indyk.
Le rêve promis il y a vingt ans est-il encore possible ? C’est ce que nous avons cherché à savoir, à travers cette série de reportages. Une plongée en trois volets dans la société palestinienne, qui donne la part belle à ses jeune : ceux qui sont nés avec cette promesse d’un Etat, et l’attendent toujours.
Un reportage réalisé avec l'aide du Fonds pour le Journalisme.